En boîte à sardines jusqu’à Lisbonne
Train de nuit (2/5)
Entre les soubresauts du train et les effluves des voisins de chambre, difficile de trouver le sommeil dans le train de nuit entre Madrid et la cité blanche. Heureusement, il y a de l’ambiance au bar

Le chemin de fer nocturne se fait rare en Europe, mais certaines lignes existent encore. Cette semaine, «Le Temps» vous en fait découvrir quelques-unes.
Episode précédent: Paris-Venise, le low cost du wagon-lit
L’aventure commence avant même d’entrer dans le train. A Madrid-Chamartin, l’une des deux gares de la capitale espagnole, les futurs passagers profitent d’un peu de fraîcheur. A l’extérieur, le thermomètre affiche 41°C à 21h et, dans le hall d’attente climatisé, les fronts sont encore humides. Chacun tue le temps à sa manière, scrute le panneau d’affichage. Le train part dans quarante-cinq minutes et sa voie n’est pas encore connue. Une annonce monocorde résonne. Un autre train.
Enfin, dix minutes avant le départ, l’information apparaît: voie 3. Les voyageurs laissent échapper un soupir, soulèvent leur sac et partent en quête de leur couchette – pour les plus fortunés. Il y a trois classes dans le Trenhotel. La première: chambre à deux lits. La deuxième: chambre à quatre lits. Et la troisième: des wagons aux sièges vaguement inclinables. Quel que soit le standing, trouver son numéro nécessite une certaine détermination. Les couloirs sont extrêmement étroits, les voyageurs particulièrement encombrés et il est difficile de se croiser. «Vous êtes dans le mauvais wagon», indique une femme. «Pas du tout, c’est vous qui êtes sur mon siège.» Indifférent aux tracas des passagers, le train s’ébranle.
Un Japonais, un Malaisien et un Suisse
Le départ de la locomotive Renfe sonne l’heure des rencontres. En deuxième classe, nos colocataires d’une nuit viennent avant tout d’Asie. Un touriste japonais, Ado, voyage depuis déjà deux mois en Europe. Parlant un anglais extrêmement rudimentaire, le moustachu de 28 ans peine à entrer dans les détails de son aventure. Sur son téléphone portable, il indique toutefois être passé par la Suisse, «Interlaken». Il se dirige vers Lisbonne dans un but bien précis: Cabo da Roca, le point le plus à l’ouest du continent européen. Pourquoi? Il hausse les épaules: «Je ne sais pas. Pour y aller.»
Notre autre camarade de chambre est Malaisien. Militaire en permission, Izuan est stationné depuis huit mois au Liban pour une mission d’observation diligentée par les Nations unies. «J’ai l’impression d’être vraiment utile là-bas, dit-il avec un large sourire. Il y a beaucoup à faire.» Son voyage au Portugal n’a aucun but précis. «J’ai vu ma femme quelques semaines en Malaisie et maintenant je profite d’être proche de l’Europe pour découvrir un peu.» S’il a opté pour le train de nuit, c’est avant tout dans un souci d’économie: «Je me déplace en même temps que je dors, c’est une bonne solution.» Le quatrième lit reste vide.
«On prend une autre bouteille?»
Une fois les présentations faites, l’éventail d’activités à bord est restreint: papoter dans sa chambre, triturer son téléphone portable, lire un livre ou aller au bar. Le choix est rapidement fait pour qui cherche à raconter un train la nuit: ce sera le point d’eau. Assoiffés par le déplacement, nombre de nomades y convergent, justement. Deux barmans portugais, cravate rayée aux couleurs de la compagnie et cheveux gominés plaqués sur la tête, accueillent les voyageurs d’un regard noir. Qu’importe, le wagon grouille de monde, l’espagnol claque et les Super Bock coulent à flots.
La faune du bistrot roulant est hétéroclite. Des familles de Lusitaniens exilés à Madrid qui rejoignent le pays pour les vacances, quelques Espagnols en voyage d’affaires et, surtout, beaucoup de touristes. Principalement des Américains. Dans un vocabulaire fleuri, deux jeunes Californiennes s’attellent à dire tout le mal qu’elles pensent de leur président à un jeune Portugais. «C’est un imbécile. Nous avons honte.» Katie habite tout près du Mexique, parle aussi espagnol. «J’ai vu les camps de migrants à la frontière, dit-elle. C’est indescriptible.» Trois autres Californiennes entrent dans le wagon et reconnaissent des compatriotes. L’excitation monte, elles entonnent We Are the Champions à tue-tête. «On prend une autre bouteille de blanc?» propose Katie.
Into the wild
Une heure et de nombreux verres plus tard, l’Américaine enjambe le bar pour prendre des selfies avec le personnel. Un contrôleur implore: «Quelqu’un peut-il ramener cette borracha à son siège?» Sa compagne de voyage confirme qu’il est l’heure. «Avec Katie, c’est toujours comme ça, dit-elle. Je suis venue avec elle pour éviter qu’elle ne s’autodétruise. En plus, elle vient de se faire larguer.» Comme souvent en voyage, les confidences fusent. Après deux heures au comptoir, les présentations polies font place aux errances métaphysiques et le bar se mue en nébuleuse introspection de groupe. Celui-ci va toutefois fermer, il est minuit passé. Le moment de s’attaquer à une mission complexe: dormir.
Car le parcours est cahoteux, le wagon sursaute à chaque bout de rail et l’insonorisation est sommaire. Amie éternelle du voyageur, l’odeur des pieds des voisins est également de la partie. Au milieu de la nuit – «toc, toc!» – les néons blafards s’allument et l’occupant du quatrième lit apparaît. Les visages fripés d’Ado et d’Izuan plissent les yeux de mécontentement. Après une discussion rapide, la chambre demande au nouveau venu de bien vouloir éteindre, merci beaucoup. Peu coopératif, il finit par s’exécuter. A peine le temps de se rendormir quelques heures, la porte s’ouvre de nouveau. «Prochain arrêt: Coimbra!» Le dernier arrivé sursaute et sort en trombe. La chambre grogne – et le «silence» retombe. Aux petites heures du matin, les toilettes attenantes sont toutefois très fréquentées. Et la porte claque.
Au bout de la nuit, la ville blanche
Finalement, le contrôleur met un terme aux somnolences des passagers: «Lisboa-Santa Apolonia!» Dix heures et 512 kilomètres après avoir quitté Madrid, le convoi atteint la côte. Fourbus, les passagers consultent leur téléphone dans la pénombre et jettent un œil las derrière les rideaux. Izuan profite du minuscule lavabo de la cabine pour se rafraîchir un peu. «Bien dormi?» Il fait la moue. «Peu. Trois-quatre heures.» Largement assez pour profiter de son agenda du jour: «Je vais faire une dégustation de porto.» Pas exactement la bonne ville pour cet exercice, mais qu’importe: le militaire est en mission, il ne faillira pas.
Prochain épisode: errances nocturnes entre Budapest et Prague
Empreinte carbone moyenne pour le trajet Madrid-Lisbonne aller-retour (source: Myclimate):
- En train: 82 kg de CO2
- En voiture: 246 kg de CO2
- En avion: 299 kg de CO2