L’être humain est une éponge, démontre Boris Cyrulnik dans Des Ames et des Saisons , son dernier ouvrage consacré à la psycho-écologie. Au-delà de son hérédité, transmission verticale, l’individu se construit surtout à l’horizontale, en fonction de son milieu, et ceci dès le ventre de sa mère. Ensuite, le père, la famille, l’école, puis les récits contribuent à son élaboration. C’est tellement vrai, poursuit le neuropsychiatre, que des éléments tangibles comme la taille et le sexe varient selon les pratiques et les contextes.

Lire à ce propos: Le sexe dépend du contexte et c'est une bonne nouvelle

Mais alors, face au péril climatique actuel, comment modifier nos comportements en profondeur afin que chacun d’entre nous abandonne la logique de domination et de surconsommation pour plus de respect et d’intégration? «En sécurisant la mère et le nid familial durant les trois premières années de vie. La société façonne de plus en plus des êtres anxieux qui sont incapables de penser un projet de société constructif et s’enferment dans une solitude numérisée.» Fin de la violence, surpopulation, modification du masculin: dans son ouvrage passionnant, le spécialiste de la résilience montre comment l’humanité évolue sous l’influence des facteurs extérieurs.

Boris Cyrulnik, vous évoquez trois niches contribuant à la construction d’un être humain. La niche sensorielle ou microsystème, la niche affective ou mésosystème et la niche symbolique ou exosystème. Explications.

Avec plusieurs neurobiologistes, nous avons établi que ce qu’un être vit entre sa conception et sa troisième année façonne en grande partie qui il est. Nous appelons ça la niche sensorielle des 1000 premiers jours. Nous avons par exemple observé que si la mère est très stressée pendant sa grossesse, le cortisol qu’elle sécrète pénètre dans le liquide amniotique et fragilise le fœtus. Et savez-vous quelle est la cause majeure de ce stress? Ce n’est pas le travail, même s’il arrive que la génitrice craigne de perdre son emploi après le congé maternité. Non, ce stress est essentiellement dû à la solitude. Une solitude effective ou ressentie. C’est-à-dire que les mères d’aujourd’hui paient cher leur indépendance et l’absence autour d’elles de clan et de solidarité, propre à notre civilisation moderne.

A ce sujet: Naissance, tout sur la mère

Mais le père est de plus en plus présent auprès de l’enfant, non?

Oui, si le milieu socioculturel le permet. Là aussi, toutes les études montrent que, dans la deuxième niche, la niche affective, si le père constitue une seconde figure d’attachement sécure, l’enfant se développe de manière harmonieuse et solide. Mais attention, dans cette tranche de vie qui précède l’entrée en crèche ou à l’école, l’écologie verbale, c’est-à-dire ce qui s’échange entre les parents est aussi déterminante. L’enfant n’aura pas du tout la même vision du monde si ses parents se plaignent des maladies, des risques et des difficultés ou s’ils se réjouissent des fêtes ou des vacances à venir. A défaut de tout comprendre, les petits, qui sont de vrais radars sensoriels, perçoivent très fortement le climat de la conversation. Ensuite, les structures de la petite enfance, l’école et la vie du quartier consolident – ou fragilisent – cette construction.

Lire à ce sujet: Une Australienne décode les pleurs des bébés

Puis vient la troisième niche, celle des récits, des croyances et des idéologies…

Cette troisième niche, plus abstraite, relève de la présentation du monde. Là aussi, tout commence à la maison, avec ce que racontent et se racontent les parents. Si, et comment, ils évoquent la famille élargie, la politique, la société, la religion, etc. Si, et comment, le père et la mère se différencient, ouvrent le débat, s’autorisent des nuances. C’est à ce moment que se construit le langage de l’enfant. Si la dialectique familiale est fluide et respectueuse, l’enfant comptera environ 1000 mots à 3 ans et passera à 10 000 mots à 5 ans. C’est une vraie explosion qui lui permet d’aborder l’école comme un jeu! Mais si les échanges familiaux sont pauvres et tendus, l’enfant arrivera en maternelle, à 3 ans, avec 200 mots et il y a de fortes chances pour que l’école soit, pour lui, une punition et une expérience humiliante.

Dans votre livre, vous insistez sur cette nécessaire différence entre les deux parents et montrez que, depuis deux générations, le père a perdu son autorité. Trop à vos yeux?

Disons que chaque progrès a ses conséquences négatives. Quand j’avais 20 ans, dans les années 1950, on nous garantissait, à nous les garçons, que nous allions forcément rencontrer une guerre en vieillissant. On se construisait avec cette idée de violence et on valorisait l’apprentissage de la bagarre aux poings, même les intellectuels dont j’étais en tant que médecin. Partant, les rôles entre les hommes et les femmes étaient très définis. Depuis les années 1970, la violence a déserté la société occidentale, pour la première fois de son histoire, et la force ne constitue plus un élément de pouvoir, elle a été remplacée par les diplômes obtenus à l’école.

Ce qui est encourageant, non?

C’est bien, évidemment, car c’est le signe d’une société plus évoluée, mais, comme les jeunes filles sont plus stables que les garçons grâce à leurs chromosomes XX et, surtout, plus vite mûres qu’eux, car leur puberté commence deux ans avant la puberté masculine, elles obtiennent de meilleurs résultats scolaires et occupent de plus en plus de postes à responsabilités.

Sur ce thème: Les adolescents ne sont pas plus violents qu’avant, ils sont plus isolés

Tout cela est formidable pour l’égalité des chances. L’ennui, c’est que face à cette société féminisée, de plus en plus de jeunes hommes perdent pied. Au Japon par exemple, 30% des hommes de moins de 30 ans évitent toute rencontre sexuelle afin de ne pas être asservis par une femme! Ils s’isolent et achètent des distractions électroniques pour ne pas prendre le risque d’une relation et d’une famille. On constate pareille désillusion en Occident, chez des jeunes hommes qui ont été un peu trop choyés par leurs parents et qui ne sont pas prêts à relever les défis, notamment intellectuels, que les jeunes filles affrontent avec beaucoup plus d’aisance.

Sur l'autorité perdue: Quand les enfants terrorisent leurs parents

Vous souhaiteriez revenir au monde d’avant?

Non, bien sûr, mais il serait bon que les écoles primaires, secondaires et universitaires tiennent mieux compte de ces différences d’apprentissage entre filles et garçons – le garçon est plus moteur, la fille plus scolaire – et rééquilibrent la marche des acquisitions. Il en va, au final, de l’équilibre social.

Sur cette question: L'échec scolaire est un enfer, que faire?

Vous clivez beaucoup les sexes. Pourtant, à un autre endroit du livre, vous montrez à quel point le déterminisme sexuel n’est pas inexorable, mais lié au contexte.

En effet, sur le plan biologique, il n’y a pas à proprement parler d’homme ou de femme, mais des êtres qui ont plus d’hormones masculines et d’autres qui ont plus d’hormones féminines. On s’en est parfaitement rendu compte lorsque, au début des années 1990, on est allé visiter les terribles orphelinats roumains, dans lesquels 100 000 enfants avaient été livrés à eux-mêmes, sans soin. Il était quasiment impossible de distinguer les filles des garçons, car quand les conditions de vie se durcissent, le corps se masculinise. A l’inverse, quand le contexte s’adoucit, comme sur certaines îles paradisiaques, le corps se féminise. Dès lors, renvoyer le mâle à sa testostérone est stupide, car son comportement n’est pas lié à ses hormones, mais à son éducation et au contexte dans lequel il a grandi.

De la même manière, observez-vous, les gens du Sud ne sont pas plus petits en raison du climat, mais de leurs activités…

Exactement, la taille d’une population n’est pas liée à son ancrage géographique, mais à ses occupations. Si dès votre plus jeune âge, vous passez vos journées debout dans les champs ou devant une chaîne industrielle, vos cartilages de conjugaison se calcifient brusquement et vos jambes se tassent. Si à l’inverse, vous passez vos journées à lire assis sur des bancs d’école, cette calcification est progressive et permet à vos jambes de s’allonger.

En revanche, le climat peut agir sur le bonheur ressenti, et ceci à l’opposé de ce qu’on aurait tendance à imaginer…

Après avoir constaté que Tahiti présente le nombre de suicides le plus élevé du monde, on a enquêté et observé que les populations de montagne, obligées de se solidariser face à la rudesse du climat et des conditions de production, sont plus heureuses que les populations de plaine où la vie est plus douce, le fruit de la terre plus généreux. On en revient à la notion de confort des jeunes hommes désormais épargnés par la violence. Ils sont plus tranquilles, mais ne sont pas plus heureux. Il semblerait donc que l’être humain a besoin de lutter pour éprouver la satisfaction d’exister.

Une lutte ou une guerre qui, écrivez-vous, pourrait redevenir une réalité au vu de la surpopulation et de l’appauvrissement des ressources.

L’histoire de la démographie est passionnante. En 1950, New York était la seule mégapole de plus de 10 millions d’habitants. Aujourd’hui, 28 villes dépassent ce chiffre, surtout en Asie. Il y a 100 000 ans, on évalue à 1 million le nombre d’Homo sapiens. Nous étions 2 milliards en 1900 et allons bientôt atteindre les 8 milliards en 2030! Lorsque l’humanité était nomade, elle a d’abord été régulée par les variations climatiques (glaciations et sécheresse). Ensuite, au néolithique, une fois les hommes sédentarisés et ont créé le principe de famille -avant, les enfants des nomades étaient élevés par le groupe-, ce sont les épidémies qui ont ralenti la croissance démographique. Depuis l’ère industrielle, les progrès de la médecine et l’assainissement urbain ont contribué à une sorte d’essor démographique sans limite, alors que les ressources naturelles ne sont pas éternelles.

Trois scénarios s’ouvrent donc à nous, mais comme je ne suis pas devin, je ne vais pas me risquer à trancher! Nous nous dirigeons soit vers le siècle des pestes et autres pandémies, dont le covid est un début. Soit vers le siècle des guerres et des dictatures. Soit vers une nouvelle Renaissance où les arts et la philosophie détermineront nos actes et réduiront nos dépenses énergétiques. Sécuriser les bébés dès leur conception pourrait contribuer à déboucher sur cette ère éclairée!