Le temps se fige un instant. Sous le lino, le plancher grince un peu. Les bonshommes en bois sourient. Une boîte à musique Reuge fait tournoyer sa valse viennoise. Comme pour mieux envoyer danser les jolies histoires des jouets qui remplissent La Marelle, du sol au plafond. Ici, rien ou presque ne fonctionne à pile.
Tel un grenier du Père Noël, la boutique La Marelle est située dans une ruelle pavée de Lausanne. Elle dissimule, l’air de rien, une poignée d’objets rares et parfois chers. Ancien responsable commercial d’un importateur de jouets, le gérant quadragénaire Samuel Saffore se passionne pour un patrimoine en voie de disparition et fait découvrir des «vrais artisans» qui travaillent, dans l’ombre, depuis des décennies. Rien à voir, précise Samuel Saffore, avec le mot «artisanat», qui qualifie à tort des produits en bois fabriqués en masse. «Un artisan est, comme un artiste, plus ou moins bien luné. Il travaille sur commande, en fonction du matériel disponible. Les véritables objets artisanaux n’existent quasiment plus.»
Pour comprendre, il faut regarder avancer lentement sur le comptoir les dragons, bateaux et crocodiles à remontoir. En métal soudé, ils sont fabriqués par l’allemand Bernhard Tücher et son épouse, qui peint les pièces à la main. Découlant de la tradition de l’industrie métallurgique de Nuremberg où vit le couple, chaque pièce est unique. Les prix varient entre 30 et 1990 francs pour un grand navire de guerre.
Autre fierté du maître des lieux, les animaux de l’Allemande Renate Müller qui, à 68 ans, continue de réaliser chaque pièce à la main dans son atelier de Sonneberg. Présentée au MOMA new-yorkais cet automne pour l’exposition Century of the Child, sa ménagerie d’hippopotames, phoques, oiseaux, baleines et rhinocéros est l’une des plus belles au monde. Ces jouets dits thérapeutiques, parce qu’ils avaient été créés dans les années 1970 en RDA pour la rééducation des enfants, sont d’un autre temps. Les matériaux simples – jute, laine de bois, coton, cuir, tissu – apparaissent comme extraordinaires à une époque où les grands fabricants bourrent leurs peluches avec de la fibre de polyester insufflée. «Ces animaux naissent dans la souffrance et la sueur. Bourrer de la laine de bois, c’est vraiment pénible. Les articulations et les voies respiratoires en souffrent. Renate Müller n’a pas de stock. Il faut compter environ deux mois pour une seule commande et elle pourrait arrêter du jour au lendemain», explique Samuel Saffore qui, ayant trouvé les mots pour la convaincre, est devenu le troisième point de vente au monde à commercialiser son œuvre après une galerie à New York et une autre en Corée.
L’odeur intemporelle de la toile de jute mêlée au cuir, la douceur des courbes et la sympathie de leur regard suffit à désarmer les plus blasés. A l’évidence, les animaux souriants de Renate Müller touchent le passant. Exposé en vitrine l’automne dernier, l’hippopotame a attiré des dizaines de nouveaux clients dans la boutique. Malgré des prix élevés, entre 500 et 1990 francs, Samuel Saffore a déjà presque écoulé toutes ses pièces.
Ce succès, il l’explique par l’intérêt d’une nouvelle clientèle pour les beaux jouets qui durent et se transmettent de génération en génération. Comme cet avocat trentenaire qui, sans être ni un collectionneur nostalgique ni un dandy du jouet, aime l’idée de s’approprier une part du patrimoine et de s’entourer d’objets d’ornement qui questionnent le rapport à l’enfance. Reste que tous les parents ne sont pas prêts à acheter les jouets les plus chers. «Je pense que le très beau navire de guerre serait trop vite décimé par mes deux enfants. Par contre, ils adorent la girafe gonflable de l’artiste tchèque Libuse Niklova, toujours éditée depuis les années 1970, qui, elle, ne coûte que quelques dizaines de francs», confirme un autre client, également avocat.
Cet engouement pour la belle facture est lié avec la recherche de produits qui ne rentrent pas dans le moule de la consommation de masse. «Il révèle aussi des valeurs de patrimoine et des traditions qui motivent la quête de l’authenticité. Ces jouets traversent le temps. Ils sont des éléments rassurants dans une société technologique qui évolue rapidement», analyse la sociologue Sandrine Vincent, auteur de l’ouvrage Le jouet et ses usages sociaux (La Dispute, 2001). Selon elle, ils concernent plutôt la petite enfance, période où le parent est le plus directif dans les listes de cadeaux. Ils sont surtout jugés légitimes et désirables dans une frange de la société assez mince, plutôt jeunes parents actifs, urbains, disposant d’un niveau de revenu et de diplôme supérieurs à la moyenne.
Mais est-ce que les enfants aiment ces objets différents des best-sellers? «Oui, dans la mesure où ils ont été éduqués à reconnaître les bons jouets qui correspondent aux références de leurs parents et qu’ils en reçoivent aussi, pour la plupart, d’autres plus à la mode sous le sapin», relève la sociologue.
Au bout du conte de Noël, c’est l’enfant qui doit donner la vie au jouet et non pas les jouets qui doivent remplir la vie de l’enfant. Dans ce sens, la manière dont ils reçoivent leurs cadeaux joue un rôle. «En offrant la plus simple des peluches comme si on accueillait un nouveau membre de la famille, on éveille l’enfant à ce nouvel objet et il entame un jeu symbolique sans contrainte, dont il se souvient parfois à vie», conseille Saffore.
«Ces jouets traversent le temps. Ce sont des pièces de patrimoine et de tradition»