Depuis un siècle, la république de Trinidad-et-Tobago puise dans ses réserves pétrolières de quoi financer le carnaval géant qui saisit les rues de sa capitale, chaque année. Une fête pantagruélique, concrétion de sa rivale carioca et des bamboulas néo-orléanaises, hantée par le vrombissement des tambours de métal. Car, comme partout dans la Caraïbe, ces deux îles minuscules, indépendantes depuis 1962, ont fait de la transformation l’art majeur. Et les barils vides de la manne nationale sont tournés en percussions: le steel drum, dont les orchestres pullulent à Port-of-Spain.
On connaît mal Trinidad-et-Tobago, parce que tout y va pour le mieux. Il faudrait, comme en Jamaïque, des guerres mafieuses, des élections violentes ou, comme en Haïti, une pincée de coups d’Etat ou de tremblements, pour que l’on s’intéresse parfois à ces miettes méridionales, au large du Venezuela, dont les maisons sont turquoise et la population divisée. Un parti politique pour les descendants d’esclaves africains. Un autre pour les descendants de migrants indiens. Une alternance démocratique, mais surtout ethnique, qui fait partie du paysage et se résout, la plupart du temps, au moment de Mardi Gras.
Il y a 70 ans, naît à Trinidad une jeunesse aux noirceurs opulentes. Ses parents la baptisent McArtha Linda Sandy-Lewis. Elle participe à tous les concours possibles, de sa voix volée aux mémoires africaines et aux îles alentour, sous le nom de Calypso Rose. Le calypso est la musique caraïbe par excellence, carrefour de pulsations yoruba cousues en patchworks et de chansons d’esclaves raflées aux Anglais, aux Français, à tous ceux qui passaient, l’âme tranquille, dans leurs caravelles de grands découvreurs.
Calypso Rose a des allures de Sénégalaise en boubou, de diva soul, de thaumaturge hilare; elle chante le rhum, Rastafari, les déhanchés serrés des cultes, elle vit depuis près de trente ans très loin de chez elle, dans un quartier du Queens qui se nomme… Jamaica. Son calypso a des arêtes cachées, des fausses joies emballées dans la bonbonnière insulaire. Son calypso a des messages enfouis, un féminisme forgé sous des palmiers qui ne donnent plus d’ombre.
Il y a quelques années, le prodige de la peinture anglaise Chris Ofili est retourné s’installer sur la terre maritime de ses ancêtres, à Trinidad. Il en extrait des tableaux mystiques, du Gauguin inversé à l’exotisme post-colonial. Les arbres y sont plongés dans une bleuté sombre. Les rivières y semblent assoiffées. C’est la leçon des îles. Que Calypso Rose entonne à sa manière rutilante. Il ne faut pas se fier à cette douceur ni à cet ennui des mers calmes. Elles ne sont que des haltes au bord des tempêtes.
Cette chronique aborde une île chaque jour de ce Paléo Festival où les Caraïbes sont à l’honneur.