Camille Froidevaux-Metterie: «La variabilité du corps féminin doit être vécue comme une richesse»
féminisme
Au cours de sa vie, une femme éprouve des transformations physiques qui modifient profondément son expérience du monde. Dans «Un Corps à soi», la philosophe française démontre l’urgence, intime et politique, d’en prendre pleinement la mesure. Entretien

Les règles, les poils, la contraception, l’endométriose, les violences sexuelles, le clitoris, le post-partum, la ménopause… Depuis une dizaine d’années, ces sujets sont partout, dans les conversations comme sur les banderoles des manifestations. Ce vaste mouvement de réappropriation, par les femmes, de toutes les dimensions incarnées de leur existence, Camille Froidevaux-Metterie l’a appelé «la bataille de l’intime», ou «le tournant génital du féminisme».
Dans Un Corps à soi, paru le 2 septembre, la philosophe féministe, professeure de science politique à l’Université de Reims Champagne-Ardenne, explore les différents âges du corps féminin, de la petite enfance à la vieillesse ainsi que sa représentation dans l’espace public, et dans l’imaginaire sexuel. Elle offre ainsi un cadre théorique nouveau à un champ de réflexion longtemps délaissé.
En quoi la condition sociale des femmes, plus que celle des hommes, est-elle déterminée par leur corps?
Les femmes ne peuvent pas faire comme si elles n’avaient pas de corps. Les hommes, eux, ont la possibilité de vivre de façon désincarnée. Cela ne veut pas dire que cet aspect-là de leur existence n’a pas d’importance pour eux. Mais il n’y a aucune commune mesure entre ce qu’éprouvent les femmes, dans leur vie sociale, du fait qu’elles sont leur corps, et ce qu’éprouve un homme de ce même fait.
Toutes les transformations, tous les événements corporels qui jalonnent la vie des femmes – la puberté, la grossesse, la ménopause, etc. – modifient, de façon irréversible, non seulement leur intimité, mais aussi le regard que la société porte sur elles. Lorsqu’une jeune fille voit ses seins pousser, ses règles apparaître, elle change de statut aux yeux du monde: elle devient un corps sexuel, et cette nouvelle condition va l’accompagner toute sa vie. Plus tard, si elle devient mère, la femme change encore une fois de statut social, et ce changement n’est pas non plus pour le mieux.
Les femmes, depuis l’Antiquité grecque, sont définies par leur corps, et uniquement par celui-ci, dans ses deux fonctions, sexuelle et maternelle.
Bien sûr, les hommes vivent aussi des transformations corporelles, notamment à la puberté, mais de façon beaucoup moins publique. Quand la taille de leurs testicules augmente de façon considérable à partir de l’âge de 13 ans, quand ils ont leurs premières érections et leurs premières éjaculations, les garçons le vivent dans la plus totale intimité. Par ailleurs, cela ne modifie presque en rien le regard social qui est porté sur eux, lequel reste constamment positif.
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Les femmes, depuis l’Antiquité grecque, sont définies par leur corps, et uniquement par celui-ci, dans ses deux fonctions, sexuelle et maternelle. Les séquences de transformation corporelle constituent ce que j’appelle «des nœuds phénoménologiques»: ils transforment radicalement leur expérience du monde et d’elles-mêmes. Le meilleur exemple, c’est sans doute la maternité/paternité. Que les hommes aient un, deux ou trois enfants, cela ne change à peu près rien à leur parcours professionnel et social. Pour une femme, avoir un, deux et a fortiori trois enfants signifie à coup sûr un ralentissement de sa vie professionnelle, une perte de revenus, voire la sortie complète du marché du travail.
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Le corps féminin est aussi plus entravé dans son expérience du monde. On l’observe dès la puberté: les filles s’inhibent, se contiennent, leur champ d’action se rétrécit…
Quand le corps féminin devient sexué, avec l’apparition des seins et des règles, il devient simultanément sexuel, c’est-à-dire un corps-objet. Cette sexualisation s’accompagne de toutes sortes d’injonctions à la retenue, à l’immobilité et au repli. Au même âge, on observe chez les garçons un déploiement physique, dans l’espace public, qui est encouragé et valorisé. Ils peuvent parler fort, courir, pédaler à toute vitesse, se battre, s’éloigner de chez eux, faire la fête. C’est tout l’inverse que l’on demande aux filles: être discrètes, ne pas gesticuler, ne pas s’éloigner de chez elles, ne pas se faire remarquer… La sexualisation des corps adolescents féminins produit ainsi cette mécanique d’empêtrement et d’inhibition qui va marquer de manière handicapante leur propre épanouissement physique.
L’adolescence, c’est aussi l’âge de la honte, tous genres confondus. Comment expliquer que ce sentiment s’inscrive durablement dans la vie des filles?
Très précocement, les filles comprennent qu’elles doivent souscrire à un certain nombre d’injonctions relatives à leur apparence. Elles entrent alors dans une logique de formatage qui est aussi celle d’une auto-évaluation perpétuelle et de la concurrence entre filles. Voilà comment elles sont empêchées de s’apprécier elles-mêmes telles qu’elles sont. Mais la double peine, c’est que cela les empêche aussi de s’apprécier entre elles, de développer des postures sororales.
J’ai pu l’observer chez quasiment 100% des jeunes femmes: elles sont toujours déçues par quelque chose de leur apparence. Cette insatisfaction va les accompagner durablement, les détourner de faire ce qu’elles aimeraient faire, parce que le temps qu’elles passent à essayer de se conformer aux normes esthétiques, c’est du temps perdu pour tout le reste. Elles vont alors nourrir la conviction qu’elles sont insatisfaisantes, décevantes, incompétentes. Beaucoup de femmes qui réussissent souffrent ainsi du syndrome de l’imposteur: elles se demandent comment elles ont pu arriver là, elles n’y croient pas elles-mêmes.
A l’idéal patriarcal de performance et de puissance, on peut opposer une approche en termes de fluidité et d’adaptabilité.
L’objectivation du corps féminin, le fait que l’on est sans cesse ramenées à nos corps-objets, est un ressort puissant du système patriarcal. En leur enjoignant par tous les moyens de rester des corps maternels et sexuels, des corps à disposition, on les prive de la condition de sujets libres et agissants, qui est celle de tous les individus.
Le corps féminin se caractérise par ses variations, du fait des cycles menstruels et aussi des différentes transformations qu’il subit au cours d’une vie. Comment faire pour valoriser cette «capacité à varier» dans une société entièrement structurée autour de la stabilité et de la performance?
Le corps féminin n’est jamais le même au cours de l’existence, ni même dans une journée: nos seins, par exemple, ne sont pas les mêmes selon que l’on a froid, que l’on est fatiguée ou que l’on est sexuellement excitée. Cette variabilité féminine a toujours été vécue dans la honte et la dissimulation, parce que la corporéité des femmes a été discréditée de façon définitive par le système patriarcal.
Aujourd’hui, nous vivons un moment de publicisation et de politisation intense des questions corporelles. Cette bataille de l’intime a commencé il y a une petite dizaine d’années par la question des règles. Ce n’est pas anodin parce que les règles sont le symbole même de la variabilité du corps féminin. Avec la succession des cycles menstruels, les femmes font l’expérience du temps qui passe, de la transformation du corps et de la vie, ce qui imprime chez elles de façon existentielle l’idée de finitude. Cette variabilité doit être pensée et vécue de façon positive, sereine, apaisée, comme un enrichissement. Parce que la beauté se révèle au monde dans les transformations, et non dans la constance ou la rigidité. A l’idéal patriarcal de performance et de puissance, on peut opposer une approche en termes de fluidité et d’adaptabilité.
Accepter pleinement et positivement la dimension variable du corps féminin permettrait, par ailleurs, d’aborder plus sereinement la ménopause…
Jusqu’à aujourd’hui, on considérait que, passé la cinquantaine, les femmes devenaient inutiles. N’étant plus procréatrices, elles étaient immédiatement disqualifiées, perdant toute possibilité d’être à la fois désirées et désirantes. Cette interprétation au prisme de la faiblesse, de la perte et de la disqualification ne correspond plus en rien à ce que vivent les quinquagénaires d’aujourd’hui.
Ma génération [Camille Froidevaux-Metterie est née en 1968, ndlr] est celle qui doit réinventer cet âge. Je peux en témoigner, pour le vivre très concrètement: c’est un âge d’intense vitalité et de grande créativité, à la fois intime et sociale… un âge très puissant.
Les femmes, bon gré, mal gré, sont soucieuses de leur apparence. Est-ce pour plaire, ou se plaire? Et comment faire la différence?
Depuis toujours, les femmes savent qu’elles sont regardées. Elles ont intériorisé ce regard porté sur leur corps, ce qui les met dans une situation quotidienne de préoccupation esthétique. D’un point de vue féministe, ce souci pour l’apparence a longtemps été interprété comme une soumission aux diktats masculins. Aujourd’hui, il me paraît important de le réfléchir dans une perspective de réappropriation de nos corps: quel sens et quelle valeur lui donner? Ma proposition consiste à le redéfinir comme un projet de coïncidence à soi. Il s’agit, pour chaque femme, chaque matin, de façonner une apparence qui corresponde à l’état d’esprit dans lequel elle se trouve, à l’image qu’elle a envie de renvoyer, à l’idéal esthétique qui est le sien dans une démarche consciente et réfléchie.
En tant que féministe, si l’on souhaite que les femmes jouissent de la plus grande liberté corporelle possible, il faut accepter que cette liberté puisse déboucher sur des choix très différents.
Ce n’est donc pas le «désir de plaire», qui renvoie au cadre patriarcal où tout est conçu pour que les femmes soient obsédées par la belle image d’elles-mêmes, de façon à souscrire à l’exigence de désirabilité sexuelle. Dans la dynamique féministe de réappropriation de nos corps que nous vivons, cette obsession doit se transformer en souci pour son propre bien-être; il s’agit de trouver les modalités esthétiques dans lesquelles on se sent bien et dans lesquelles on souhaite se présenter aux autres.
Cette «coïncidence à soi», dans une perspective féministe, vous pensez qu’elle peut passer par les mêmes instruments que le «désir de plaire» issu du patriarcat, à savoir le maquillage ou la mode?
Oui, absolument, à partir du moment où les femmes parviennent à être, vis-à-vis de leur propre corps, dans un rapport qui n’est plus médié par les injonctions patriarcales. Par ailleurs, en tant que féministe, si l’on souhaite que les femmes jouissent de la plus grande liberté corporelle possible, il faut accepter que cette liberté puisse déboucher sur des choix très différents. Accepter par exemple que certaines femmes optent pour une présentation d’elle-même ultra-féminine, arborant les signes traditionnels de la féminité que sont la jupe et les talons. On ne peut pas à la fois revendiquer la liberté pour les femmes d’investir leur corps comme elles l’entendent, et produire en même temps une nouvelle normativité dénonçant des choix qui ne seraient pas féministement corrects, comme se maquiller ou recourir à la chirurgie esthétique.
Mais comment faire la différence entre ce qui relève du libre choix, et ce qui relève de la soumission, même inconsciente, aux attentes masculines?
Je comprends votre embarras. Nous vivons un moment de redéfinition de toutes sortes de phénomènes corporels dont nous n’avons l’habitude que dans leur dimension patriarco-compatible. Parce que nous avons été socialisées ainsi, conditionnées à penser qu’une femme apprêtée de façon très féminine est soumise au désir des hommes. Or, c’est précisément cela qu’il faut repenser aujourd’hui: comment vivre librement nos corps féminins.
Vous disiez pourtant que le temps passé à tenter de se conformer à des injonctions esthétiques, c’était du temps perdu pour tout le reste. Ne faudrait-il pas travailler, plutôt, à se libérer de cette pression?
Le souci de son apparence peut être vécu d’une façon légère, joyeuse et libre. Mais je ne dis pas que c’est simple. Les femmes de plus de 40 ans ont passé toute leur existence à se conformer aux injonctions esthétiques. Elles découvrent à présent qu’elles peuvent reprendre possession de leur corps, mais on ne se défait pas facilement de ces années de formatage. Je l’éprouve moi-même, je me suis toujours maquillée et, encore maintenant, je suis incapable de sortir dans l’espace public sans l’être…
Les jeunes femmes d’aujourd’hui font plus facilement l’expérience de cette liberté. Ma fille, qui est adolescente, peut se maquiller beaucoup un jour parce qu’elle a décidé de se faire des yeux de chat à grands traits d’eye-liner, et le lendemain, au contraire, sortir sans maquillage parce que, ce jour-là, c’est ce dont elle a envie. Cela dit, elle subit aussi des injonctions esthétiques incroyablement lourdes via les réseaux sociaux, on ne sort décidément pas de cet écartement entre libération et objectivation!
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Dans un autre registre de réappropriation de leur corps, les femmes sont en train de se délester aussi du poids des représentations sexuelles. Votre livre plaide pour une nouvelle pédagogie dans ce domaine…
Nous avons été conditionnés à penser que le rapport sexuel consiste nécessairement en la pénétration d’un vagin par un pénis. Or nous savons que le plaisir peut se trouver de bien des façons. Dans l’expérience vécue par les filles, la découverte du plaisir sexuel se fait, bien souvent, dans un rapport de soi à soi. Je suis convaincue que l’immense majorité des femmes jouissent par elles-mêmes avant de jouir d’un rapport de pénétration. En travaillant à montrer que le plaisir n’est pas synonyme d’une hétérosexualité nécessairement pénétrative, on élargit l’horizon des femmes, on légitime le plaisir qu’elles peuvent prendre seules, ou avec d’autres femmes, ou avec un homme mais sans pénétration, et l’on ouvre alors les possibles sexuels.
Dans cette perspective, pourquoi est-ce important de démystifier et redéfinir ce qu’est la «première fois»?
Dans la mentalité commune, la première fois équivaut à la première pénétration. Comme s’il n’y avait pas eu de sexualité avant. Et comme si tout devait se condenser dans cette nouvelle condition sexuelle hétéronormée. Il est important de déconstruire le script sexuel dominant, hétéropénétratif, pour que les filles soient plus détendues, qu’elles puissent entrer dans leur sexualité progressivement, de la manière la plus libre et joyeuse possible.
Nous avons été conditionnés à penser que le rapport sexuel consiste nécessairement en la pénétration d’un vagin par un pénis. Or nous savons que le plaisir peut se trouver de bien des façons.
J’appartiens à une génération qui ne connaissait pas le rôle joué par le clitoris dans le plaisir en général. Aujourd’hui encore, notre imaginaire reste pétri de cette mythologie freudienne des deux orgasmes: l’un, clitoridien, immature et insuffisant, et l’autre, vaginal, mature, le seul à être soi-disant vraiment épanouissant. A présent, nous avons les outils pour repenser le plaisir féminin, nous savons que le clitoris joue un rôle autrement plus important. C’est une grande chance pour les nouvelles générations, et aussi les plus âgées, parce qu’il n’est jamais trop tard pour découvrir le plaisir et se réapproprier sa sexualité.
Pour ce qui concerne les filles d’aujourd’hui, cette dynamique de pédagogie sexuelle doit leur permettre d’arriver, au moment où elles se trouveront pour la première fois nues avec une autre personne, avec une meilleure connaissance de leur corps et les moyens d’exprimer leurs attentes et leurs ressentis.
Cette nouvelle pédagogie sexuelle bénéficierait aussi bien aux garçons qu’aux filles…
Bien entendu. Comment imaginer que l’on puisse vivre enfin la révolution sexuelle – parce que celle annoncée dans les années 1970 n’a pas eu lieu – si la moitié des protagonistes, en ce qui concerne les femmes hétérosexuelles, n’est pas embarquée dans ce projet? C’est à eux d’abord de travailler à questionner le script sexuel hétéronormé pour s’ouvrir à de nouvelles pratiques et s’éveiller à la problématique du consentement. C’est à cette condition que l’hétérosexualité deviendra enfin égalitaire et donc épanouissante!
Camille Froidevaux-Metterie, «Un Corps à soi», Ed. Seuil, 2021.