Ils sont éparpillés sur une longue planche de bois immaculée: des seins minuscules et rouges comme des cerises, longs et pointus recouverts d’un noir mat, des seins comme de petites cloches dorées, des seins bombés ou émaciés, ténus, irréguliers… – des céramiques, parfois fissurées. Elles sont nées entre les mains de Vanessa Safavi, l’une des artistes convoquées pour l’exposition Des Seins à dessein, organisée par la Fondation Francine Delacrétaz qui œuvre en faveur des personnes touchées par le cancer du sein.

La Ligue vaudoise contre le cancer rappelle, en ce mois d’octobre rose, que chaque année 6250 nouvelles personnes, dont une minorité d’hommes, sont diagnostiquées avec un cancer du sein. Une Suissesse sur sept sera touchée par ce crabe durant sa vie. «J’ai moi-même perdu quatre amies proches, elles avaient moins de 40 ans», évoque Marie-Christine Gailloud-Matthieu, chirurgienne (elle a son cabinet de chirurgie reconstructrice et réparatrice) et présidente de la fondation. C’est elle qui, au début des années 2000, rêve de mêler son goût pour les œuvres d’art et son désir d’aider des femmes atteintes du cancer du sein.

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Avec l’appui enthousiaste de son amie Francine Delacrétaz, elle monte une première exposition en 2006 et crée un fonds pour «soutenir des projets qui permettent aux femmes de se réaliser ou de garder leur dignité pendant la maladie. Par exemple, en finançant la garde d’enfants, le paiement des transports pour aller à l’hôpital etc. Mais il y a eu des cours, des voyages aussi.» Francine décède peu de temps après le vernissage. Mais Marie-Christine Gailloud-Matthieu persiste et signe aujourd’hui la 4e édition de l’événement. Peinture, vidéo, photographie, dessin, bijoux, installations, céramique et même broderie dialoguent ainsi au gré des trois étages de l’Espace Arlaud.

Un autre rapport au corps

Des seins, oui, mais pas que. Si plusieurs œuvres utilisent le motif mammaire, une large majorité d’entre elles se sont éloignées d’une référence directe au sein ou à la maladie pour interroger plus largement le rapport au corps. «Les artistes ont été invités à aborder la question du cancer du sein avec une liberté totale, pour autant qu’il y ait un lien avec la féminité, l’absence, la résilience. Et ce sont toujours des nouveaux artistes, sauf Francine Simonin, car elle est un peu notre doyenne», précise Marie-Christine Gailloud-Matthieu. Francine Simonin dont les silhouettes noires sur fond blanc, presque calligraphiques, semblent insaisissables. Dansantes, libres.

Au sous-sol, les photographies acidulées d’Erwan Frotin interpellent doublement, par les regards directs de ses modèles nus, couverts de peinture, et par leur caractère inclassable: hommes, femmes, icônes. Peu importe. Ce corps si différent d’un individu à l’autre, et dont la perception varie inévitablement au fil de la maladie. «Le rapport au corps dépend de multiples facteurs pour la personne atteinte d’un cancer du sein. Une mastectomie n’a pas les mêmes conséquences sur l’image de soi qu’une chirurgie locale qui peut laisser une petite cicatrice», relève la chirurgienne. Et puis, au-delà de l’esthétique, on oublie parfois tout ce qui a lieu à l’intérieur. «Certaines chimiothérapies vont rendre des femmes stériles… Et après ça, certains traitements impliquent de bloquer les récepteurs hormonaux, donc des jeunes femmes de 25 ans se retrouvent ménopausées, avec des sécheresses vaginales, des douleurs articulaires… Ce sont des choses dont on parle peu.»

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Soi et les autres

Ce dont on pourrait parler plus, également, ce sont des prédispositions héréditaires qui interviennent dans 5 à 10% des cas de cancer du sein chez la femme. Sur un large pan de mur, un triptyque photographique accroche les pupilles: Isaure, Flavia et Milou, trois têtes blondes, usent chacune d’une technique différente pour donner l’illusion qu’elles ont «des nénés». Mais leur expression grave témoigne de tout autre chose qu’un jeu d’enfant. Elles font partie de la famille d’Aimée Hoving, la photographe qui les a capturées pour sa série 50/50 (transmission autosomique dominante).

Dans leur patrimoine génétique se trouve la mutation pathogène du gène BRCA1 – pour Breast Cancer 1 – qui touche des femmes très jeunes. Selon le généticien Christophe Cordier, qui a contribué de sa plume à expliquer le phénomène pour l’exposition, cette mutation «touche une minorité de patientes, mais son impact est majeur»: 65% des femmes concernées développent la maladie. Faudrait-il alors sensibiliser au cancer du sein dès l’enfance? «Je ne pense pas qu’il faudrait en parler trop jeune, car ce serait traumatisant. Par contre, si une jeune femme se rend chez le gynécologue quand elle devient pubère, on doit lui en parler et lui enseigner l’autopalpation», pense Marie-Christine Gailloud-Matthieu.

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Et si la maladie peut être une histoire de famille, elle devient systématiquement l’histoire de tous. Les «dessins écrits» de Nathalie Perrin, comme elle les définit elle-même, pourraient passer inaperçus… Et pourtant, ces «bulles» dessinées, qui contiennent des bribes de témoignages recueillis par l’artiste, méritent que l’on s’y attarde. Nathalie Perrin a rencontré des femmes atteintes du cancer du sein, mais aussi des professionnel-le-s de la santé qui y sont lié-e-s et a distillé leurs dires en de petits tableaux narratifs. Des mots, des phrases minuscules au crayon gris, qui en disent long sur le vécu des femmes malades, comme sur les réactions de celles et ceux gravitant autour d’elles. «On va creuser.» «T’es hypocondriaque.» «Je ne pourrai pas me mettre en maillot de bain.» «Il faut attendre.» «La cousine avait appelé toute la famille.»

Tout le monde est concerné, et c’est sans doute ce qui pousse ces nombreux artistes à employer leurs têtes et leurs mains, tous les cinq ans, pour Des Seins à dessein. Marie-Christine Gailloud-Matthieu sourit. «Je ne sais pas si c’est la bonne manière de sensibiliser les gens, mais c’est ma manière. Je ne me vois pas le faire autrement.»


Des Seins à dessein, Espace Arlaud, Lausanne. Jusqu’au 8 novembre 2020. Me-ve 12h-18h, sa-di 11h-17h.


Un mois de prévention

Octobre rose est le mois international consacré à la sensibilisation au dépistage du cancer du sein. En Suisse, 12 cantons (Bâle-Ville, Berne, Fribourg, Genève, Grisons, Jura, Neuchâtel, Saint-Gall, Thurgovie, Tessin, Valais et Vaud) proposent des programmes de dépistage dits systématiques ou organisés – tous les deux ans – aux femmes dès 50 ans. Dans les cantons où ces programmes n’existent pas, la Ligue suisse contre le cancer préconise une discussion avec le médecin traitant. L’auto-examen, ou autopalpation, des seins est recommandé, bien qu’il ne remplace pas un examen médical ou une mammographie. Les observations suivantes doivent faire l’objet d’une consultation: nodule ou durcissement dans les seins ou les aisselles; modification de la taille, de la forme ou de la couleur des seins; modifications de la peau, par exemple rougeur ou rétraction; rétraction du mamelon ou sécrétions sanguinolentes s’écoulant du mamelon; douleurs ou tensions différentes de celles des menstruations.