«Il n’a jamais autant parlé de sa vie.» Nouzha, la quarantaine joliment typée, couve son fils d’un regard aimant. Safi, 15 ans et une frimousse d’enfant, vient de raconter en détail pourquoi, entre l’école et lui, la sauce n’a jamais pris. Nous sommes à Chavornay, paisible village du Gros-de-Vaud, les deux chats blancs de la maison, minces et racés, se faufilent entre nos jambes, un doux soleil de fin d’été enveloppe la terrasse d’un voile doré.

En rupture, Safi? En difficulté? Oui. Le jeune homme a terminé son cycle de scolarité obligatoire en juin au collège local du Verneret, et, en août, il n’a intégré ni gymnase, ni place d’apprentissage. Il fait donc partie des dizaines de jeunes Romands restés sur la touche, cette rentrée. Enfin, pas tout à fait. Depuis trois semaines, Safi suit le module ApprentiPlus, un programme proposé par le centre vaudois Futurplus, qui allie renforcement scolaire le matin et coaching personnalisé en recherche d’apprentissage l’après-midi, le tout associé à des stages réguliers en entreprise. Facturée à 1365 francs par mois, cette prestation garantit ou presque l’obtention d’une place d’apprenti en fin d’année.

«Les profs sont acharnés»

De fait, Safi est ravi: «A l’école normale, quand tu ne comprends pas, tu es vite relégué au fond de la classe et oublié. Dans ce centre d’appui, les profs ne te lâchent pas avant que tu aies bien saisi le problème de maths ou la règle de français. Ils sont acharnés. S’il le faut, ils changent de techniques d’explication, mais je dois avoir tout compris à la fin de la journée.» Surtout, dans cette structure, il y a un adulte pour huit jeunes au maximum, d’où une attention soutenue. «Et le grand avantage, poursuit Safi, c’est que ça ne crie pas, tout le monde est concentré. En plus, on fait les devoirs au centre. On commence par ça, le matin. Du coup, dès qu’on a une question, on peut la poser et on avance.»

Pour un peu, Safi deviendrait scolaire, alors que depuis dix ans, pour lui, école rime avec enfer. C’est d’ailleurs la raison de cette rencontre en tête à tête. Qu’est-ce qui se passe dans l’esprit d’un enfant, un adolescent en échec permanent? Quelle image a de lui un élève qui peine?

«J’étais l’homme caché»

Safi raconte. «J’étais l’homme caché. Je ne disais rien à mes copains pour ne pas me payer la honte. Mes mauvais résultats, ce n’était pas un sujet. Peut-être qu’ils le savaient, mais on n’en parlait pas. C’était douloureux de ne pas pouvoir être transparent avec eux.» «Bon, je n’étais pas caché tout le temps. Parfois, un prof me criait dessus. Il me disait: «Si tu continues comme ça, tu n’auras pas d’avenir!» mais comme, deux fois de suite, j’ai passé au degré supérieur sans avoir les notes nécessaires, les copains n’étaient pas trop au courant de mes difficultés.»

Safi est vif, son vocabulaire est riche et varié. Comment explique-t-il sa résistance à l’univers scolaire? «Je m’ennuie. Je n’ai jamais aimé être enfermé et devoir écouter quelqu’un parler. En plus, le programme n’est pas assez orienté vers la vie professionnelle, il est trop abstrait. Et surtout, surtout, je n’ai jamais réussi à travailler à la maison. Quand j’étais petit, je vivais en France, près d’Avignon et là, on commençait la journée par l’étude, c’est-à-dire les devoirs. C’était parfait. Je ne comprends pas pourquoi en Suisse ou dans les grands degrés en France, on doit ramener du travail chez nous, alors qu’on passe déjà huit périodes à étudier.»

Une séparation et ses conséquences

Trois autres éléments de sa biographie peuvent également expliquer cette réticence à l’école. Le déménagement de France en Suisse, il y a cinq ans; la séparation de ses parents il y a trois ans et le handicap d’Alexandre, le frère aîné de Safi, depuis toujours. En 2010, la famille est venue habiter dans le canton de Vaud, car Nouzha, infirmière, avait décroché un poste intéressant. Le couple n’a pas résisté à ce déménagement et la séparation «n’a pas aidé, question motivation», admet Safi.

Mais aussi, le jeune homme ne se freine-t-il pas dans son apprentissage pour ne pas trop dépasser son aîné, IMC, soit totalement paralysé et incapable de s’exprimer? «Non, je ne pense pas que ça joue pour moi. J’ai toujours connu mon frère comme ça et, à ma manière, je le comprends. On ne peut pas dire que je sois traumatisé.» Autour de lui, les avis à ce sujet sont plus partagés, mais Safi attribue à sa seule paresse ses retards accumulés. «Chaque année scolaire, ça s’est passé de la même manière. J’ai toujours commencé en mode posé, peinard, et, arrivé au dernier moment, j’ai mis le paquet pour ne pas trop me planter. Travailler dès septembre aurait vraiment pourri mon année!» sourit celui qui, en plus, n’a pas nourri pour l’allemand découvert sur le tard une passion spontanée…

Une passion pour l’histoire militaire, et l’informatique

Cela dit, Safi est surprenant. Ce passionné de rugby – il joue depuis dix ans – est mordu d’histoire militaire, notamment «les temps napoléoniens», et d’informatique, au point de créer ses propres logiciels. Ainsi, lorsqu’il est motivé, il peut se concentrer sur des domaines abstraits sans difficulté. «C’est clair! J’ai même plutôt un profil d’enfant sage», sourit l’adolescent. «Je ne fume pas, je déteste l’alcool, je sors peu et je ne fais pas de bêtises. Il ne faut pas imaginer que tous les cancres sont des voyous. On est souvent des enfants très faciles en famille, mais complètement déconnectés sur les bancs de l’école», analyse le jeune homme qui, plus tard, «aimerait entrer dans la police».

Safi revient à ses débuts. «Quand j’ai appris la lecture, j’ai eu la même peine au démarrage. J’étais à la toute fin du degré où l’apprentissage devait être assimilé, la prof allait parler à mes parents de mon retard suspect. Je me souviens, j’ai décroché parce qu’il le fallait et, du coup, j’ai lu un livre complet. La prof n’en revenait pas!»

Depuis la rentrée, le jeune homme a contacté «une vingtaine d’entreprises d’informatique» pour trouver une place d’apprentissage. Sans succès pour l’instant. «De toute manière, je dois consolider mes connaissances scolaires. Une année ne sera pas de trop pour rattraper mon retard. Nous sommes en septembre et je suis déjà à fond, question mobilisation. Une première dans ma vie!»