Le cap Horn, mer d’aventures
Voyage
On l’imagine terrible, peuplé de tempêtes et de fantômes. Le cap Horn est devenu une destination sans danger où chacun peut faire voguer ses rêves d’odyssée

ω Dans l’inconscient collectif des aventuriers, des voyageurs et des simples rêveurs, existe-t-il deux mots aussi mythiques que ceux-là: cap Horn? Ils vous prennent par la main pour vagabonder vers un imaginaire peuplé de tempêtes et de fantômes, jusqu’à l’extrémité des cartes où les voyageurs d’antan craignaient encore de tomber du monde. Dans ces temps anciens, il existait deux catégories de marins: les morts et les vivants. Et parmi ces derniers, il y avait les Cap-Horniers et les autres. Qui n’a jamais rêvé de pisser au vent après avoir franchi le rocher maudit, fossoyeur de tant de navires et de navigateurs (20 000 au bas mot)…
Les temps ont changé. Le GPS a remplacé la table à cartes. Les voyages ont raccourci. Il n’est plus nécessaire de naviguer trois mois pour aborder ces confins du monde. La Patagonie et la Terre de Feu sont à moins d’un jour de vol. Chacun peut aller promener ses envies d’exotisme glacé jusqu’à Ushuaia (Argentine). Et même envisager de poursuivre sur 140 kilomètres d’océan, jusqu’au cap Horn. Le danger a quasiment disparu, le confort s’est amélioré. On peut même choisir d’embarquer sur un paquebot d’expédition ou sur un voilier. Dans les deux cas, il demeure un vrai parfum d’aventure.
Ancien bagne
Ushuaia est la plaque tournante des Cap-Horniers du XXIe siècle. On ne les reconnaît plus à leur pipe et à leurs poils au menton, mais à leur veste polaire et leur goretex. Ils crapahutent dans les rues en pente, courbés sous le vent, le regard posé sur les vitrines des agences de tourisme. Lovée à l’extrémité sud de la grande île de Terre de Feu, entre les sommets enneigés et le canal de Beagle, Ushuaia est un ancien bagne, qui attirait surtout les missionnaires venus évangéliser les Indiens fuégiens. C’est aujourd’hui une métropole de 60 000 habitants dont l’activité repose sur deux piliers. Sa situation de ville la plus australe de la planète (54°48’ de latitude sud) et son statut de porte d’entrée vers les canaux de Patagonie, le cap Horn et l’Antarctique.
Il suffit de traverser le canal de Beagle pour découvrir que le label de la ville la plus australe du monde est âprement disputé par Puerto Williams. Base militaire chilienne de l’île Navarino, le bourg compte plus de deux mille habitants. Des rues poussiéreuses, une église, une poste, une banque, trois commerces, mais un splendide écrin montagneux. A un kilomètre du centre, Villa Ukika est une petite communauté où vit la dernière représentante des Indiens Yámanas (Yaghans). Avec Cristina Calderon (87 ans) disparaîtront un jour une langue et une culture. Un pan entier d’humanité. Les rares voyageurs de passage viennent la photographier comme une relique. Elle refuse ou exige une somme d’argent rédhibitoire.
Le lieu le plus animé de Puerto Williams est un bateau à l’ancre dans une crique, qui fait office de yacht-club: le Micalvi. Construit à la fin du XIXe en Allemagne, il a servi au transport d’armes vers le Chili, puis de vivres et de courriers dans les fermes isolées de l’île. C’est autour de lui que viennent s’amarrer les voiliers en partance pour le cap Horn. Le soir, un homme du village ouvre le bar. La bière qu’il sert s’appelle «Austral», évidemment. Les conversations s’emplissent de récits écumants, qui bercent la nuit d’avant le départ.
A l’aube, le voilier remonte le canal de Beagle. On croise l’épave du Logos, un ancien bateau-bibliothèque d’évangélistes. Le capitaine évoque les williwaws, ces tourbillons périlleux provoqués à la surface de l’eau par les vents catabatiques. Il désigne Puerto Toro. Quinzehabitants, un hameau de pêcheurs. C’est en réalité là le lieu de peuplement continu le plus austral du globe. On y est encore à l’abri des vents. C’est fini lorsque le bateau plonge plein sud le long de l’île Lennox, qui a failli être l’objet d’une guerre de frontière entre le Chili et l’Argentine, en 1978. Son intérêt n’était pas touristique, mais éminemment stratégique. Le pape – qui n’était pas Argentin – avait alors tranché en faveur du Chili.
Coupé du monde
Un brouillard opaque tombe juste avant la nuit sur l’archipel des Wollaston. A Caleta Martial, un havre naturel, le voilier tourne autour de l’ancre sous le souffle des bourrasques. Au matin, le pont est couvert de givre. Le plafond bas donne aux landes un caractère lugubre. Sur un îlot désert, une cabane abandonnée par des chercheurs d’or. La houle s’allonge à l’approche du Horn. Puis elle se hache. Ici, le vent d’ouest tourne autour du monde comme un dément, sans que rien ne l’arrête; conjugué à la brusque remontée des fonds, il fait bouillonner les flots. Le capitaine affale les voiles et allume le moteur. Les navires d’antan n’avaient pas cette chance, obligés de tirer d’interminables bords pour rejoindre le Pacifique. Les uns mettaient des semaines à passer. D’autres rebroussaient chemin, préférant traverser l’Atlantique et l’océan Indien. Certains coulaient corps et biens.
A l’approche du promontoire obscur, haut de 425 mètres, impossible de ne pas avoir une pensée pour ces coureurs d’océan. Pour le précurseur en ces lieux, Sir William Drake. Pour Jacob Le Maire et Willem Schouten, qui donnèrent au cap le nom de la ville néerlandaise (Hoorn) qui avait financé leur expédition. L’ouverture du canal de Panama a depuis longtemps fait du Horn un étrange lieu de villégiature – et non plus un passage obligé. Mais on peut encore ressentir l’incomparable force des éléments et s’immerger dans une émotion intime. Il est là, sous nos yeux: le cap Horn, ce compagnon d’aventure posé sur les étagères de nos bibliothèques adolescentes.
Lorsque le temps n’est pas trop colérique, il est même possible de descendre sur l’île Horn. La marine chilienne y entretient un phare, des bâtiments d’habitation et une chapelle aux murs de rondins. Un militaire en tenue fait visiter les lieux. Avant, raconte-t-il, le phare était gardé par deux hommes. Avec un brin d’humanité, on a un jour décidé que seuls les volontaires avec famille viendraient s’installer ici. Luis passe donc un an au cap Horn avec femme et enfants, coupé du temps, séparé du monde, en compagnie des tempêtes. «Aujourd’hui, c’est un beau jour d’été», sourit-il aux touristes qui tiennent fermement leur bonnet.
Un escalier de bois part de la chapelle pour mener à un mémorial: une sculpture en forme de losange brisé, dévoilant une silhouette d’albatros. Un poème poignant de Sara Vial: «Je suis l’albatros qui t’attend au bout du monde. Je suis l’âme en peine des marins morts qui ont doublé le cap Horn […]. Aujourd’hui, ils volent sur mes ailes pour l’éternité, dans une dernière étreinte des vents antarctiques.» L’endroit n’est pas beau. Il est fort. Il est unique. Il est poignant. A l’heure de remonter à bord, les coutumes d’hier auraient voulu que l’on pisse au vent, discrètement. Celles d’aujourd’hui proposent de célébrer l’instant avec une coupe de champagne. Parfois, l’évolution a du bon.
Y aller
En voilier, le voyage est plus long, plus cher, mais plus fort. Les skippers sont presque tous français. En navire de croisière, on gagne en confort et en prix.
Quand?
La saison s’étend d’octobre à avril. La période décembre-février est la plus coûteuse.
Combien ?
En voilier, cap Horn et canaux de Patagonie en 15 nuits au départ d’Ushuaia, 5290 francs, vols inclus. www.terdav.com. En navire de croisière, 5 nuits au départ de Punta Arenas (Chili),
2700 francs, hors vols. Ou 3 nuits au départ d’Ushuaia, environ 1520 francs, hors vols. www.australis.com ou www.gngl.com
Vols
Compter environ 1400 francs au départ de Genève.
Le conseil
S’équiper de médicaments contre le mal de mer. Et, en voilier, prévoir un petit délai avant les vols retours, en cas d’intempéries.