De cet éden rocheux, une vue à damner tous les saints
Cartes postales du Paradis (5)
Sur les cartes officielles de Swisstopo, aucun sentier officiel ne mène au Piz (ou Péz) Paradis, dans une vallée perdue au fond des Grisons. Et pourtant l’on y grimpe, chacun devant chercher son propre chemin, à travers rocaille, rus et névés. Mais la récompense est à la hauteur: une vue à couper le souffle sur toutes les Alpes. Quant à l’origine du nom de ce pic, elle reste un mystère
Un éden rocheux perché à 2884 mètres
Sur les cartes, aucun sentier officiel ne mène au Piz Paradis, dans les Grisons, et pourtant l’on y grimpe
L’origine du nom de ce pic est un mystère
Le Paradis se trouve à 2884 mètres au-dessus de la mer. Seules sept personnes l’ont rejoint en 2015 – c’est du moins ce qu’indique le registre gros comme un missel, caché dans une gamelle coincée dans les cailloux empilés soutenant la petite croix. De ce Piz, ou Péz en romanche, la vue sur les Alpes est à couper le souffle. Pourrait-il en être autrement depuis un promontoire si divinement nommé?
Au bout d’une vallée grisonne inhabitée, on peut accéder à ce sommet par deux biais. Le premier emprunte la Fuorcla Paradis, un passage de crête qui permet ensuite de grimper dans la face, droit vers le ciel. De la caillasse bringuebalante, sans repère précis. Court et radical, tel le Jugement dernier. Le second s’avère plus beau et long, mais pas plus évident: au-delà des premiers hectomètres de sentiers tracés par le bétail, chacun devra trouver son chemin vers l’éden, à travers rocaille, rus et névés, entre gentianes, orchidées sauvages et roses des Alpes, et toujours en levant la tête vers cet Olympe, comme en admiration.
Cette quête commence à l’Alp Tuma. Deux cahutes de gardiennage accessibles facilement depuis un lac artificiel créé dans les années 1960 pour combler la voracité énergétique de l’homme, et auquel on monte par une route asphaltée. Un barrage qui est la seule trace de civilisation – mais ô combien massive – dans cette sauvage vallée de Nalps, jadis possession de l’abbaye bénédictine de Disentis, fondée en l’an 614. Y aurait-il d’ailleurs un lien entre ce haut lieu du catholicisme et le fameux sommet? Le Péz Paradis revêtait-il pour ses moines une signification particulière? Et sinon, qui diable l’a nommé ainsi?
D’ordinaire une mine de réponses, Google reste penaud devant ces questions. Tout au plus l’outil de recherche situe-t-il le Piz sur ses cartes ou donne-t-il la météo dans sa région. Et de renvoyer aussi à un ancien guide du Club alpin suisse (CAS), qui le mentionne dans une balade. Las, la version récente de l’ouvrage n’y fait plus référence.
Chez Swisstopo, l’antre de la topographie suisse, on indique que «la nomenclature des lieux, en Suisse, est l’affaire des communes, l’office fédéral ne faisant que les valider». Au moins l’excellent site internet que celui-ci met à disposition du public permet-il de déterminer celle, immense, qui héberge le Piz Paradis: Tujetsch, avec pour cœur le village de Sedrun. Un coup de fil à son président, Beat Roeschlin, restera un coup dans l’eau. L’archiviste communal, lui, apportera plus d’indices.
Tarcisi Hendry connaît les grimoires de son village sur le bout des doigts. Le passionné n’y trouvera pas pléthore de mentions du Péz Paradis. Il se rabat sur une idée: éplucher les vieilles cartes pour voir quand y apparaît celle du divin mont. Et notamment celles de Placidus Spescha (1752-1833). Ce moine avant-gardiste de l’abbaye de Disentis est bien connu à Sedrun pour avoir été la mémoire du village. Erudit, il savait tout sur les minéraux, la flore, la montagne (il fut l’auteur de plusieurs premières ascensions) et la neige (visionnaire, il a imaginé le plan idéal d’un village pour résister aux avalanches). Sur une carte dessinée de 1819 figure déjà le Péz Paradis, pointé par un numéro renvoyant à une note de bas de page. Et sur une autre, de 1806, son nom est même écrit en toutes lettres. De quoi renforcer l’hypothèse initiale d’un rôle des moines du coin? Tarcisi Hendry ne se risque pas à l’affirmer.
Feu Ambros Widmer, lui, apporte une nouvelle strophe à l’histoire. Dans un écrit daté de 1977, ce père de la même abbaye résume: «Malgré le couronnement de la culture par des choses de ce monde terrestre […], nous souhaitons aussi que soient respectées les aspirations profondes de l’homme à concevoir son paradis ici-bas, comme le reflètent les noms de lieux à Tujetsch: Fecler (cabane) del Paradis, Fuorcla Paradis, Turs (tours) Paradis et surtout Péz Paradis.»
Dès qu’on les voit, depuis le lac, les quatre tours en question, des éperons rocheux, veillent sur les promeneurs. En cette mi-juillet, le seul rencontré est Ernst Vogel, un chimiste retraité reconverti en accompagnateur en montagne, qui se laisse convaincre de grimper au Paradis. Même si son vieux livre du CAS mentionne bien, lui, le pic en question et qualifie la randonnée de «très difficile». «Mais leur gradation a été revue depuis», rigole-t-il. Les deux heures et demie de montée assez aisée, à travers une nature brute et préservée, à croiser chamois et marmottes, lui donneront raison.
Au fil des anecdotes racontées lui vient l’idée d’appeler l’une de ses connaissances, un moine historien, l’un des 30 vivant encore à l’abbaye, pour savoir s’il connaît le fin mot de l’histoire du Piz. Mais le réseau téléphonique défaille. Au Paradis, les voies (de communication) sont décidément impénétrables.
Chacun doit trouver son chemin, à travers rocaille, rus et névés