Cette année, je me quantifie et

dévoile mes stats sur la Toile

Mieux se connaître soi-même par les chiffres. Tel est l’objectif du «Quantified Self». Un mouvement global en pleine expansion qui vise à la collecte et au partage en temps réel des données de notre corps par le biais d’objets connectés. Bienvenue dans l’ère de la mesure de l’intime

Vous êtes depuis peu l’heureux propriétaire d’un capteur Fitbit ou d’une montre connectée Basis? La personne attentionnée derrière ce cadeau de Noël vous veut du bien. Enfin, disons qu’elle tente poliment de vous faire passer le message d’éradiquer fissa ce bourrelet disgracieux débordant de votre ceinture de pantalon. Ne le prenez pas mal, car vos nouveaux accessoires truffés de capteurs vous y aideront.

La courte démonstration qui suit ne vise pas à vous culpabiliser. Au contraire, elle rend compte du pouvoir et des impacts des objets connectés sur notre corps. Le podomètre Fitbit, par exemple, comptabilise vos pas, puis les convertit en équivalent métrique et étages. Objectif quotidien fixé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS): 10 000 pas par jour, soit 8 km de marche ou une trentaine d’étages à gravir. Une personne inactive effectue moins de 5000 pas par jour. On vous aura prévenu.

Outre le fait de donner l’heure, la montre Basis enregistre le pouls et l’activité physique. Un capteur prend la température du corps. Un autre détecte le niveau de transpiration. Les données capturées se transfèrent sur le site de Basis, qui les analysent et les présentent sous forme de graphique. Semaine après semaine, l’utilisateur rédige ainsi son historique santé personnel, le compare et surtout le partage avec d’autres.

Bravo! Vous venez d’entrouvrir les portes du Quantified Self (littéralement, «quantification de soi» ou «auto-mesure»). Un monde nouveau en plein boom, à la fois mouvement mondial organisé, phénomène de société et art de vivre: celui de la mesure et de la socialisation de l’intime. Nombre de pas, bonheur, tension, rythme cardiaque, sommeil, calories brûlées, qualité de l’air que l’on respire chez soi… Le Quantified Self désigne les pratiques et les outils pour suivre, analyser et partager en temps réel les données de notre quotidien, pour mieux se connaître soi-même.

L’individu au cœur de la technologie

Le mouvement a vu le jour en 2008 dans la baie de San Francisco sous l’impulsion de Kevin Kelly et Gary Wolf, éditeurs du magazine techno-utopiste Wired. A l’époque, les deux journalistes organisent des rencontres avec les premiers adeptes californiens de l’auto-mesure. Dans cet Etat qui voue un culte au bien-être et aux corps parfaits, le phénomène prend instantanément. Désormais, la déferlante gagne la planète.

Entre objets connectés, applications, services et capteurs, on dénombre aujourd’hui près de 500 outils d’auto-mesure, du plus basique au très complexe. En 2014, le marché mondial du Quantified Self devrait peser plus de 3,5 milliards de francs. Selon l’étude du cabinet allemand Research2Guidance, ce chiffre atteindrait les 32 milliards de francs en 2017. Pourquoi cet engouement?

Le mouvement Quantified Self s’inscrit dans cette tendance globale vers la réappropriation de notre corps. «La technologie nous a fait perdre ce contact avec la matérialité, explique Emmanuel ­Gadenne. Par le biais de l’auto-mesure, je me recentre sur ce qui prime: mon individualité.» A 43 ans, Emmanuel Gadenne peut se targuer d’avoir essaimé le Quantified Self en Europe.

Ce Français de 95 kg enregistre 10 000 pas quotidiens au compteur. Depuis 2003, il capture et analyse systématiquement ses données personnelles: poids, qualité du sommeil, consommation d’alcool et de café. D’abord à l’aide d’une feuille de papier et d’un crayon. Puis, dès 2010, avec les premiers objets d’auto-mesure. Son expérience le mène à créer les premiers groupes de Quantified Self en France. Il est aussi l’auteur du Guide pratique du Quantified Self paru en 2012 aux Editions FYP.

La mesure de soi par les chiffres

Dans l’art de l’auto-mesure, la donnée n’est pas pertinente en soi. Seul compte ce qu’elle dira sur le long terme dans le contexte de l’individu. Katarzyna Wac est docteure au Centre universitaire d’informatique de l’Université de Genève. Elle y dirige le Centre de recherche pour la qualité de vie. En 1999, cette chercheuse d’origine polonaise pèse plus de 75 kilos. Pendant dix ans, elle subit les effets pervers du yo-yo. Dans les extrêmes, son poids varie de 26 kilos. En janvier 2010, elle découvre le Fitbit.

L’analyse des données sur le long terme l’informe sur son hygiène de vie désastreuse: «Je mangeais mal, trop tard, ne bougeais pas assez. La visualisation de mes informations personnelles m’a permis d’interpréter scientifiquement mon comportement et de mesurer l’impact des soins que je donne à mon corps.» Depuis trois ans, Katarzyna Wac pèse 58 kilos. Le Quantified Self lui «donne confiance. Une addiction qui fait partie de mon hygiène de vie.»

Dans nos sociétés hyperstressantes, l’auto-mesure émerge comme une bouée de sauvetage salutaire pour ses adeptes désireux de vivre mieux et plus longtemps. «Le monde actuel nous ­déresponsabilise, analyse Emmanuel Gadenne. L’individu ne bouge plus, fume, dort 4 heures par nuit, et attend du médecin qu’il le soigne.» Pour le Français, l’auto-mesure est une démarche de prévention proactive. Certes, mais quels sont la valeur et les risques de l’autodiagnostic?

Qu’en pense le médecin?

Récemment, Katarzyna Wac s’est rendue chez son médecin pour le check-up annuel. La doctoresse lui prend le pouls: 75 battements par minute. Katarzyna Wac sourit, jette un coup d’œil à sa montre Basis et lui rétorque: «76,5 battements par minute pour être précise». Autant dire que la généraliste n’a pas apprécié.

Au Royaume-Uni pourtant, le National Health Service (NHS) – le Service national de santé – a sollicité des médecins pour qu’ils encouragent leurs patients à recourir aux applications mobiles d’auto-mesure. Selon lui, le Quantified Self permettrait de réduire les consultations. Aux Etats-Unis aussi, où l’on dénombre un milliard de visites annuelles chez le médecin, 88% des généralistes plébiscitent l’auto-mesure encadrée médicalement.

Quid de la protection des données? Imaginez un instant que votre assurance maladie accède à vos informations et calcule le montant de vos primes en fonction de ce qu’elles dévoilent de votre hygiène de vie. Ou pire, que ces données se retrouvent sur Google ou Facebook à votre insu. Pour éviter que la Toile ne découvre que vous êtes un ancien gros, Emmanuel Gadenne conseille de ne pas partager des informations trop personnelles avec la communauté. Et surtout, d’opérer dans un cercle très restreint, toujours sous pseudonyme.

L’influence des jeux vidéos

L’autre élément critique réside dans la socialisation de la donnée personnelle prônée par le Quantified Self. Une diffusion de la mesure héritée des jeux vidéo, qui pousse les adeptes à communiquer leurs informations à des outils et à des gens qui vont leur donner sens. Soit dans une visée technique: «Bravo, vous avez fait 750 pas de plus cette semaine.» Soit dans une perspective sociale: «J’ai marché 3500 pas de plus que mon collègue.» Cette dimension du partage entretient la motivation de l’utilisateur, mais pose la question de la surperformance.

A 47 ans, Laurent Eymard est un geek qui s’assume. Depuis un an, le fondateur de Red-Dolphin – une start-up de Gland spécialisée dans l’accès aux nouveaux produits technologiques – participe avec Emmanuel Gadenne au Fitbit Challenge, soit 3 millions de pas par an. Il le jure: hors de question de sombrer dans l’hypocondrie et la surperformance. «L’auto-mesure ne me rend pas médecin, elle m’apprend à mieux lire mon corps.»

L’entretien touche à sa fin. Laurent Eymard insiste pour me montrer son nouveau gadget. Avec un sourire, il sort de son étui des lunettes connectées Google. Heure, météo, e-mails, appels, géolocalisation… Elles permettent à son porteur d’avoir des informations supplémentaires qui se superposent à la vision de l’environnement extérieur. «Le futur du Quantified Self», prédit-il. Dehors, il pleut toujours autant. Laurent ­Eymard propose de me raccompagner en voiture à la gare de Gland. «C’est à 1000 pas d’ici.» Je refuse. Aujourd’hui, promis, je vais marcher.

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