Produit de luxe
Exclusif, distingué et même aristocratique pour certaines de ses cuvées de référence, le champagne a su s’imposer comme un produit de luxe à la fin du XXe siècle. La preuve? Plusieurs figures de proue de l’appellation ont été rachetées par des groupes financiers. LVMH en a fait un de ses piliers en devenant propriétaire de plusieurs marques importantes comme Krug, Ruinart, Moët & Chandon ou encore Veuve Clicquot.
Du luxe donc, mais pas seulement: Moët & Chandon est la marque emblématique d’une viticulture champenoise qui a su consolider la base de sa pyramide qualitative, comme l’horlogerie suisse l’a fait avec la Swatch. La marque encave chaque année 1200 hectares de raisin, soit deux fois la surface viticole du canton de Neuchâtel. Pour assurer des conditions de production identiques à tous ses approvisionnements, elle a investi plusieurs centaines de millions d’euros ces dernières années dans la construction d’unités de production high-tech. Visibles depuis la route qui mène d’Avize à Mareuil-sur-Ay, les lignes futuristes de la cuverie du Mont Aigu incarnent de manière spectaculaire ce savoir-faire industriel.
Un guide pratique: Des bulles et de l’écume: six champagnes à la loupe
Mousse anglaise
L’innovation est un fil rouge de l’histoire de la Champagne. Au Moyen Age, rien ne distinguait les vins de la région de ceux de la Bourgogne: des vins tranquilles destinés à l’approvisionnement de la ville de Paris, 150 kilomètres plus à l’ouest. L’aptitude naturelle au pétillement était connue, mais sans que le phénomène ne soit ni régulier ni compris. Il n’était d’ailleurs pas propre aux vins de la région.
L’effervescence non maîtrisée est restée la règle jusqu’à la fin du XVIIe siècle. A l’époque, les vins étaient élaborés et transportés dans des foudres jusqu’au client final. Les fermentations étaient souvent interrompues par l’hiver, très rigoureux à cette époque. Au printemps, avec la hausse de la température, les fermentations pouvaient reprendre et terminer la transformation des sucres en alcool avec une production plus ou moins élevée de gaz carbonique.
Plusieurs sources historiques montrent que les Anglais ont été les premiers à théoriser le phénomène de la prise de mousse. Dans un rapport rendu à la Royal Society de Londres, en décembre 1662, le physicien et naturaliste anglais Christopher Merrett détaille dans un rapport de huit pages les effets de l’addition de sucre et de mélasse dans les vins, processus qui les rend «plus alcoolisés et plus mousseux». Ce profil va très vite susciter l’intérêt des consommateurs britanniques alors qu’il était perçu comme un défaut en France. Et permettre au Dr Merrett d’être considéré par certains, notamment au Royaume-Uni, comme l’inventeur de la bulle.
Chanson à boire
Deux innovations presque simultanées vont jouer un rôle déterminant dans la reconnaissance du champagne comme vin effervescent: les Anglais, encore eux, ont été les premiers à mettre au point des bouteilles capables de résister à la pression de la prise de mousse et à utiliser des bouchons en liège en provenance du Portugal pour assurer une fermeture hermétique. Les «sparkling champagnes» mis en bouteille à Londres sont très vite célébrés par les écrivains et poètes. Dans The Man of Mode, pièce écrite en 1676, George Etheredge fait chanter par l’un de ses personnages une chanson à boire qui vante les mérites du «champagne effervescent qui ranime rapidement les pauvres amants languissants, les rend joyeux et gais et noie tous leurs chagrins.»
C’est l’engouement des Britanniques qui a incité les producteurs champenois à s’approprier définitivement la bulle et à affiner sa production. Il faudra attendre 1728 et un décret royal autorisant l’expédition de vins français en bouteille vers l’étranger pour que les Champenois commercialisent leurs vins en direct, dont une proportion de vins tranquilles. C’est le début de l’exception champenoise: pour la première fois dans l’histoire, un vin effervescent est associé à un territoire précis avec la mise au point de techniques spécifiques de vinification.
Le cas Pérignon
Et Dom Pérignon? Au moment où le moine bénédictin arrive à l’abbaye Saint-Pierre d’Hautvillers, en 1668, le vin effervescent suscite déjà l’intérêt à Londres. S’il n’a pas inventé «les bases de la méthode champenoise», comme LVMH l’écrit sur son site internet, il a laissé une trace indélébile dans l’histoire de la Champagne. En un demi-siècle d’activité, il a non seulement réorganisé en profondeur le vignoble de l’abbaye mais aussi développé de manière décisive l’art délicat de l’assemblage.
Le succès du champagne n’a pas été linéaire. Comme toutes les autres régions viticoles, les départements de la Marne, l’Aube, l’Aisne, la Haute-Marne et la Seine-et-Marne ont connu leurs lots de crises et de remises en question. Longtemps préservée, la région a été dévastée par le phylloxera dès 1890. De 70 000 hectares de vigne, elle est passée à seulement 12 000 hectares à la veille de la Première Guerre mondiale.
Le rebond champenois s’est déroulé pendant les Trente Glorieuses grâce à une demande croissante pour les vins effervescents. Entre 1950 et 1980, les surfaces plantées ont été multipliées par deux pour atteindre près de 25 000 hectares. Dans le même temps, le rendement agronomique a doublé et les ventes ont été multipliées par cinq. Les bases du succès actuel sont posées.
Age d’or
Depuis le début du deuxième millénaire, le champagne connaît un âge d’or inédit. La région a connu une augmentation de sa production, en particulier dans l’Aube, où la vigne, dopée par un prix du raisin en hausse, a remplacé un tissu industriel déliquescent. Le vignoble a atteint le plafond de 34 000 hectares fixé par la loi de 1927 sur l’aire de production de l’Appellation d’origine contrôlée (AOC). Insuffisant toutefois pour répondre à une demande en hausse constante, notamment à l’export. Au point d’inciter le Syndicat général des vignerons de demander en 2003 l’élargissement de l’AOC, un processus toujours en cours.
Depuis l’an 2000, la production du célèbre effervescent avoisine 320 millions de bouteilles par an, grâce notamment à un rendement par hectare défini chaque année. Une production stable, donc, mais une valeur en hausse constante grâce à une stratégie de montée en gamme. En 2017, le chiffre d’affaires des expéditions de champagne a atteint un nouveau record à 4,9 milliards d’euros. Un résultat permis par la progression de l’export (+6,6% par rapport à 2016). Une tendance lourde portée par l’acquisition de nouveaux marchés comme la Suède, le Japon, l’Australie ou la Chine. La croissance est spectaculaire: le chiffre d’affaires de la Champagne viticole a progressé de plus d’un milliard d’euros depuis 2005.
Passage au bio
Cette croissance spectaculaire s’explique notamment par l’image exclusive du champagne, avec des marques à la notoriété très forte qui tirent toute la région. Leur force de frappe en matière de communication et de storytelling profite à l’ensemble de la filière. Le succès croissant des récoltants-manipulants, qui gèrent tous le processus de production de la vigne à la bouteille, ouvre de nouveaux marchés, en rompant avec l’image élitiste ou industrielle qui colle à la peau des grandes maisons.
Cette capacité à s’adapter à l’air du temps est un atout clé de la mosaïque champenoise. Les meilleurs récoltants-manipulants ont fait le pas du bio – une démarche encore rare dans la région – et proposent de plus en plus de microcuvées de terroir. Une démarche appelée à se développer pour répondre au besoin d’authenticité et de traçabilité des nouvelles générations de consommateurs. Et de participer à pérenniser le succès du champagne, le vin de tous les miracles.