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La collection Métiers d’Art Paris in Rome 2015/16 a défilé dans le studio N° 5, le préféré de Fellini, dans un décor grandiose reconstituant un quartier de Paris en noir et blanc. Quelques jours auparavant, nous avons pu visiter les ateliers tandis que les brodeurs de la maison Lesage et les plumassiers de Lemarié faisaient naître fleurs et farfalles entre leurs doigts

Pantin, le 18 octobre 2015
Cinq jours après les attentats terroristes à Paris, la question d’aller visiter les ateliers des Métiers d’Art à Pantin se pose. Ira, n’ira pas? Ira, parce que la mode est un des symboles parisiens, parce que le métier de brodeur et de plumassier fait partie de la culture de ce pays et que, justement, c’est à la beauté et à l’art de vivre à la française que les terroristes ont aussi voulu s’attaquer.
Dans les ateliers du plumassier Lemarié, les artisans sont fébriles. Ce matin-là, les forces de l’ordre ont donné l’assaut à Saint-Denis, la porte à côté. Mais il y a une collection à finir. Le cœur doit être contenu pour que l’esprit prenne place au bout des doigts. Dans les ateliers, on avoue que l’on est un peu en retard: le défilé Métiers d’Art aura lieu à Rome le 1er décembre. Presque demain. Et quelque 27 modèles doivent sortir de chez Lemarié.
Naissance d’une fleur
A la découpe, une multitude de pétales de tissu naissent d’un emporte-pièce mécanique. «On travaille les pétales un à un, explique Nadine Dufat, directrice de la maison Lemarié. On n’a aucun moyen industriel de rationaliser leur production, à part la machine qui sert à découper.» Ceux-ci ont la couleur de l’eau et la légèreté de l’air. Ils arrivent en deux dimensions entre les mains de la fleuriste, qui les sculpte, leur donne du relief et fait naître peu à peu une fleur à la délicatesse effarouchée qui orne un sac à main. Ce même motif sera repris sur une robe. «Vous voyez le temps passé pour ce sac ? Nous savons déjà, à partir de cet échantillon, que le travail pour la robe se comptera en centaines d’heures.»
Comment se décide un motif? «On fournit à nos clients, en l’occurrence les studios Chanel, des échantillons au format A4 qui répondent à leurs briefs. Une fois qu’il a été accepté, on doit l’adapter aux croquis de vêtements fournis», explique Nadine Dufat.
Sur un plan de travail repose un long pan d’organza entièrement recouvert de plumes noires. Chacune a été passée à la vapeur pour retrouver son brillant et son gonflant, avant d’être posée et cousue par une plumassière. Cette aile gigantesque sera peinte selon un procédé de sérigraphie pour obtenir un effet de marbrure, blanc sur noir. Des heures et des heures de travail pour que cet ornement se retrouve caché-dévoilé à l’intérieur d’un long manteau sans manches. Le luxe se cache dans les détails, dit-on.
Farfalle et tagliatelle
Au bout du couloir, les ateliers Lesage. Hubert Barrère, le responsable artistique de la maison Lesage, a choisi de conjurer l’actualité par la légèreté, l’humour aussi. «Cette saison, deux thèmes ont été sélectionnés pour notre travail pour la collection Paris-Rome. Les pastas: farfalle, tagliatelle et ravioli! récite-t-il sur le ton chantant d’un pizzaïolo de publicité. A la sauce Chanel évidemment. Le second thème? C’est le marbre.» Il dévoile alors un échantillon qui mettrait l’eau à la bouche en d’autres circonstances. «De petits farfalles en cuir beige et or mélangés à des perles fines, l’un des symboles de Chanel. Ce qui est intéressant, c’est le détournement, ajoute Hubert Barrère. Qu’à la fin, on ne se rende pas compte que ce sont des pâtes.»
Devant les raviolis bicolores rose et vert pâle, il s’amuse. «Ce n’est pas du second degré, c’est du 5e degré! On dit toujours que, dans la broderie, il faut rajouter un peu de sel et de poivre pour donner un peu de piment à tout ça. Quelquefois, une broderie, on la trouve un peu fade. On se dit: «Qu’est-ce qui manque?» Eh bien là, on est en train de faire de la grande cuisine, de la cuisine italienne molto-chic pour Chanel.»
Rome, Cinecittà, le 1er décembre 2015
Comment décrire ce que l’on ressent lorsque, en quelques heures, on effectue un voyage dans l’espace et le temps? Que l’on passe de l’Antiquité aux années 50 et de Rome à Paris? A 19h, les 800 invités de la maison de couture arpentent les pavés du décor de la série Rome, qui s’étend sur 4600 m2. A 20h, ils se retrouvent dans le lieu dit «La Piscina» où fut notamment tourné Ben-Hur, pour assister à la projection du court-métrage Once and Forever signé Karl Lagerfeld. A 20h30, ils pénètrent dans le Teatro N° 5, le préféré de Federico Fellini, pour s’émerveiller devant un quartier de Paris entièrement reconstitué en noir et blanc, qui a nécessité un mois et demi de montage. Un Paris d’autrefois, avec glacier et garagiste, écailler et fromager, et même bouche de métro.
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On est à Cinecittà et chaque invité joue un rôle: celui de spectateur privilégié d’un spectacle qui ne sera donné qu’une seule fois. Les défilés Métiers d’Art de Chanel mettent en valeur l’extraordinaire expertise de ses artisans brodeurs, chapeliers, plumassiers, chausseurs, paruriers. Ce sont les artisans de l’ombre qui sont mis en lumière ce soir-là.
On cherche des yeux les broderies vues à Pantin quelques jours auparavant. Un jeu de cache-cache. Tiens, voilà les farfalles qui ornent une robe ceinturée de rose. Les plumes marbrées font une apparition discrète en doublure précieuse d’un manteau. Les délicats pétales vert d’eau frissonnent sur une robe. Il y a aussi ces plumes d’autruche enchâssées dans la dentelle, à la façon d’un tweed. Les filles qui portent des bas de dentelle et des mules bicolores ont l’insolence des Romaines, toujours un peu overdressed, mais avec ce port de tête inimitable qui semble dire: regardez-moi! Mais des Romaines qui seraient passées par la case Paris, à l’allure revue et corrigée par Karl Lagerfeld. Et tandis que ce défilé passe comme un film de genre, on oublie ce qui se trame à l’extérieur. Ce temps-là, si précieux, est totalement dévolu à la Grande Bellezza.