Etre casanier, c’est mal vu. Se déclarer touriste plutôt que voyageur – c’est-à-dire, comme l’assène John Malkovich dans Un thé au Sahara, penser «au retour avant même de partir» –, ce n’est pas très valorisé. C’est pourtant ce que revendique Mona Chollet, essayiste et journaliste au Monde diplomatique, née à Genève et transplantée à Paris. Le meilleur moment du voyage est celui où l’on retrouve son intérieur domestique, qui paraît alors «fourmiller de possibilités, promettre les plus grandes voluptés, les plus grandes révélations», écrit-elle. Car «l’essentiel se joue dans le quotidien, dans l’ordinaire, et non dans sa suspension».

Sous sa plume, l’éloge du Chez soi (c’est le titre de son nouveau livre, à paraître jeudi 23 avril) sonne de prime abord comme une surprise. Le champ d’intervention habituel de l’auteure est plutôt le démontage des machineries de persuasion qui forgent nos représentations du réel, dans des domaines tels que le rôle des femmes ( Beauté fatale , 2012), le prétendu «choc des civilisations», l’austérité économique, ou encore l’«imaginaire sarkozyste» ( Rêves de droite , 2008). On découvre pourtant, très vite, qu’il n’y a aucune contradiction entre ce coming out de casanière et un travail de journaliste engagée pour le bien vivre de la société, et de ses groupes dominés en particulier. «Je défends des choses qui me paraissent importantes pour le bien-être personnel et collectif: c’est peut-être ça, le lien entre ces deux dimensions», explique Mona Chollet au téléphone. Pour cette raison, son livre fleure bon la couette, l’intérieur en bois et le thé fumant, mais il n’avance pas en pantoufles. Car avoir un chez-soi et pouvoir s’y épanouir, c’est souvent le fruit d’un combat de proportions épiques. Une odyssée de l’espace domestique, c’est d’ailleurs le sous-titre.

«La maison desserre l’étau»

Entre les souvenirs personnels et l’analyse de la fabrique des mythes (saviez-vous que le code Hays, qui avait force de loi à Hollywood de 1934 à 1966, obligeait les studios à «défendre le caractère sacré du mariage et du foyer» dans tous leurs films?), le livre déploie le même attrait que ces logements qui fascinent l’auteure par le fait qu’ils sont dotés d’un escalier. Ce dernier «représente une trouée, une échappée possible; il signale un ailleurs inconnu, inexploré»… Dualité du chez-soi à travers lequel on se construit pendant l’enfance: c’est (si tout va bien) un cocon rassurant, et c’est en même temps un lieu d’émerveillement constant, de «mystère épais, presque palpable, délicieux». Pour l’enfant devenu adulte, ce sera aussi un lieu de ressourcement, de «plaisirs élémentaires qui nous maintiennent en contact avec notre énergie vitale». Cela permet, un peu, de «résister à la dureté des temps et de ses effets minants». Face à ces atteintes, «la maison desserre l’étau».

Prendre position dans le monde, d’une part, et d’autre part se mettre «à l’écart d’un univers social saturé d’impuissance, de simulacre et d’animosité» forment ainsi une paire complémentaire plutôt qu’une contradiction. Non? «C’est un réflexe assez ambigu. Il y a une part de fuite, de renoncement, d’égoïsme assumé, mais il peut aussi y avoir autre chose. Rentrer, c’est la seule manière de restaurer sa capacité à produire quelque chose de nouveau. Spontanément, on a le réflexe de s’agiter dans tous les sens, de dire «quelle horreur, ce monde est invivable, il faut faire quelque chose»… Mais les collectifs qui se montent à partir de cette posture sont assez fragiles, je crois. Dans le livre, j’avais envie de défendre l’idée qu’il faut en passer par une phase où chacun fait un peu retraite dans un lieu où il peut se renforcer mentalement. On a besoin de ce moment où on laisse les éléments se décanter, pour ensuite sortir en ayant de nouveau des choses à donner.»

Le ménage dans sa tête

Après avoir passé en revue les effets paradoxaux d’Internet (qui met «une foule dans mon salon»), le «spectacle traumatisant» des citadins qui vivent sans logement (un phénomène en plein essor depuis l’avènement des politiques néolibérales et la financiarisation de l’économie dans les années 80, note l’auteure), puis la lutte tragique entre l’optimisation du temps et la nécessité du sommeil, Mona Chollet consacre son chapitre le plus étonnant aux tâches ménagères, dont elle fait l’éloge.

Est-ce raisonnable? «C’est compliqué. C’est un éloge qui vaut dans l’absolu, c’est-à-dire dans un monde où toute une série de conditions seraient réunies: une répartition égalitaire de ces tâches entre les personnes qui habitent un lieu, du temps pour s’y consacrer…» Mais en quoi faire le ménage enrichit-il l’expérience de la vie? «Il y a une correspondance entre le paysage autour de soi et celui qu’on a dans la tête. Eclaircir les choses qui nous entourent, les nettoyer, les réorganiser, tout reprendre de zéro, déplacer des objets, débarrasser ce qui est inutile… Tout ce qu’on fait autour de soi, on le fait du même coup à l’intérieur de sa tête.»

«Le quotidien, c’est tout ce qu’on a»

D’où ces louanges adressées à une activité généralement décriée: «Faire soi-même son ménage, c’est une forme de maîtrise et de responsabilité par rapport à son environnement, une façon de ressentir un pouvoir sur les choses… Mais je comprends très bien que plein de gens délèguent ces tâches, car on est dans un mode d’organisation sociale qui pousse à déléguer.» On balaiera, au passage, la notion selon laquelle le partage des travaux ménagers nuirait au sex-appeal du mâle et, par là, à la libido du couple. Répandue en «une débauche de mauvaise foi» en 2012 par une bonne partie de la presse, l’idée reposait, en réalité, sur une interprétation erronée d’une enquête norvégienne. Mais le mal était fait, et les titres d’articles tels que «Homme au balai, divorce à la clé» se multipliaient… «Le pouvoir d’intimidation des représentations est assez étonnant. L’enjeu, derrière cette préoccupation passablement hypocrite pour la sexualité du couple était, évidemment, le maintien du statu quo.»

Que faire? L’éloge de l’espace domestique, de temps généreux de solitude soustraits à la frénésie sociale, de «plages régulières de quant-à-soi, de recul, de lenteur et de plénitude rêveuses» s’accompagne d’un appel au «désenvoûtement collectif» face à tout ce qui porte atteinte à ces bases existentielles de notre humanité. Un appel, aussi, à la mise en place du «revenu garanti, qui consisterait à attribuer à chaque individu, tout au long de sa vie, une somme mensuelle suffisante pour vivre». Il s’agit là, écrit Mona Chollet, de la solution «la plus stimulante et la plus convaincante» pour «lutter contre le rationnement et la défiguration du temps». On découvrirait alors, peut-être, dans un chez-soi et dans un temps réinvestis, comme dans certains rêves qu’à peu près tout le monde fait, de nouvelles pièces de nos logements, dont jusque-là on ignorait l’existence. Car «le quotidien c’est tout ce qu’on a», mais il est potentiellement illimité.

«Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique», par Mona Chollet (Editions Zones/La Découverte). Sortie le 23 avril.