Obsessions complotistes (3/5)
Des citoyens, aux quatre coins du monde, prennent des photos de la vapeur d'eau laissée par les réacteurs des avions et s’interrogent sur leur signification. Entre recherches scientifiques sérieuses, projets militaires secrets et défiance envers les gouvernements, les sceptiques ne manquent pas d’arguments

Le conspirationnisme pullule depuis que le monde est monde et a connu une recrudescence avec l'arrivée du coronavirus. Toute cette semaine, «Le Temps» vous propose de revenir sur les rouages de cinq grandes théories du complot.
Episodes précédents:
«Tu ne remarques pas qu’il y a de plus en plus de traînées blanches dans le ciel?» demandait une amie il y a bientôt douze ans. Elle m’apprenait par la même occasion que ce phénomène portait le nom de chemtrail, la contraction de chemical trail, qui signifie «traînée chimique». Et que la théorie selon laquelle il s’agirait d’un épandage de produits chimiques à grande échelle était très répandue. Mais dans quel but? A en croire nos recherches sur internet, elles seraient là pour lutter contre le réchauffement climatique, ou au contraire l’accentuer, affaiblir nos défenses immunitaires, lutter contre la surpopulation, surveiller, voire contrôler les citoyens grâce à des parasites ou des nanotechnologies ou encore enrichir un géant américain des pesticides.
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Toutes ces théories s’appuient sur deux documents américains: un brevet déposé en 1991, dit «patente Welsbach», qui décrit une méthode pour réfléchir le rayonnement solaire grâce à des particules en suspension et ainsi limiter l’effet de serre, et une étude publiée en 1996 conduite par sept militaires de l’Air War College affirmant qu’en 2025 «la modification des conditions météorologiques fera probablement partie de la politique de sécurité nationale, avec des applications tant nationales qu’internationales». Cela expliquerait pourquoi les chemtrails sont présentes sur tous les continents.
Confortés dans leurs certitudes
Déclencher un orage ou blanchir les nuages, ces techniques issues de recherches en géo-ingénierie et qui visent à manipuler le climat et l’environnement ont aussi alimenté les discours conspirationnistes. Mais ce ne sont pas les seules. L’emploi du terme chemtrail par des personnalités a favorisé sa popularité. Parmi elles, Prince en 2009, lors d’une interview sur la chaîne PBS, Kylie Jenner en 2015 sur Twitter, Chuck Norris dans une opinion de 2016, ou bien Lana Del Rey dans le titre de son prochain album, Chemtrails over the Country Club.
Pour étayer leurs propos, certains prétendent que des politiques s’emparent du sujet. En 2016, le journal satirique Nevada County Scooper a inventé un discours de Bernie Sanders prônant des chemtrails «eco-friendly». «Il existe des alternatives organiques et durables qui permettront d’atteindre les mêmes objectifs sans endommager la Terre, comme le venin de cobra», est-il écrit. En 2018, une fausse information assurait que Donald Trump avait visité un de ces avions accusés de répandre des produits chimiques. Parfois, des recherches scientifiques leur donnent du grain à moudre. C’est le cas, par exemple, du projet proposé en 2006 par le Prix Nobel de chimie Paul Crutzen. Son idée: pulvériser des particules de soufre dans l’atmosphère pour entraîner une baisse des températures, à l’instar d’une éruption volcanique.
«Les conspirationnistes partent d’un postulat et recherchent des faits pour le corroborer, observe Marie Peltier, auteure belge de livres sur le récit complotiste. C’est une défiance envers la démocratie, une demande de cohérence entre les paroles et les actes. Les chemtrails sont un prétexte de plus à une interpellation éthique.» Le principal argument brandi par ses adeptes reste l’observation. En effet, il suffit de lever son nez pour constater la présence de traînées dans le ciel. «Elles sont plus nombreuses qu’avant, étrangement parallèles, et restent plus longtemps que les traînées des avions commerciaux», commente un internaute sur un groupe Facebook dédié.
Des nuages longilignes
Le météorologue André-Charles Letestu est régulièrement sollicité par des Suisses sur ce sujet. Il assure que ce ne sont que des traînées de condensation, ou «contrails», et que «ce phénomène est tout à fait naturel. Ce n’est que de l’eau qui se condense après le passage d’un avion, soit un nuage. Des impuretés s’échappent du réacteur, ce qui crée un noyau de condensation.» Sa formation dépend de plusieurs éléments: le modèle de l’avion, la température du réacteur, la pression atmosphérique, la température et l’humidité de l’air. «C’est pourquoi deux avions volant à une même altitude ne produisent pas nécessairement de traînée ou de traînées identiques», souligne-t-il.
Ces traces sont plus nombreuses ces dernières années, car il y a plus de vols en circulation, mais aussi parce que «les réacteurs modernes rejettent des gaz plus froids que les réacteurs des générations précédentes», précise l’Office fédéral de l’aviation civile (OFAC). Elles sont si répandues que l’Atlas international des nuages leur a donné un nom en 2017: Cirrus homogenitus. Et ces nuages ont un effet indéniable sur le climat. En 2001, à la suite de l’interdiction des vols après l’effondrement des tours jumelles du World Trade Center, une baisse de la température a été observée.
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Peut-on pour autant craindre la présence de chemtrails? En Suisse, rappelle l’OFAC, «les applications de la géo-ingénierie sont interdites, car contraires à la loi sur la protection de l’environnement». L’injection de produits chimiques dans l’atmosphère pourrait avoir des répercussions qui dépassent les prévisions. C’est pourquoi un usage à grande échelle a été interdit en 2010 lors de la Conférence des Nations unies sur la diversité biologique. Plusieurs Etats et organisations ont demandé à ce «qu’aucune géo-ingénierie ne soit entreprise jusqu’à ce qu’une base scientifique suffisante la justifie et que les risques associés soient considérés». La question serait donc pertinente, mais ses réponses prématurées.