La chronique de Peter Rothenbühler
Qu'elle est belle, la nouvelle gare de Lausanne, me suis-je dit en
Qu'elle est belle, la nouvelle gare de Lausanne, me suis-je dit en sortant du train qui m'amenait de Zurich. Allons acheter des journaux au nouveau kiosque. Il n'y a personne à la caisse. La tenancière se tient dans son petit cagibi, en train de tchatcher avec une copine. Je dresse mon cou dans sa direction. Rien à faire. Je repose les journaux, je m'en vais. Boire un pot au buffet de la gare? Le garçon vient dans ma direction, s'arrête à environ six mètres de moi et me regarde d'un air inquisiteur. Dois-je lui passer la commande à cette distance? «Un café au lait», je crie. Sur la table reposent encore les miettes de celui qui m'a précédé. Je nettoie d'un revers de la main. Le café est bon, il faut le signaler. Plus tard, je m'enregistre à l'hôtel, un quatre étoiles, à 200 francs la chambre. Le jeune type à la réception reste assis. Il me demande de remplir la fiche, puis lance, «avez-vous une garantie?» Supposant qu'il aimerait voir ma carte de crédit, je la lui passe. Il commence à bouger de droite et de gauche, semble chercher quelque chose. «Où est le machin….» dit-il en faisant des gestes en direction du bureau, où une femme, debout, range des affaires. Elle lui indique que la machine à imprimer la carte de crédit se trouve exactement là ou elle doit être, dans le tiroir devant ses genoux. En passant, elle lui demande: «T'as donné la clé à monsieur?» En reculant sur sa chaise à roulettes, le réceptionniste s'approche du tableau des clés, se tourne, et voit que ma clé est hors d'atteinte. Il se lève. Dans ma chambre, j'allume la télé. Elle ne marche pas. Kaputt. C'est à ce moment précis qu'il m'est arrivé un truc bizarre. Normalement, j'aurais téléphoné à la réception pour me plaindre. Là, je ne me suis même pas énervé. Je me suis dit, sans réfléchir: c'est normal, on est en Suisse romande. En descendant en ville, je me suis fâché contre moi-même. Pour avoir eu des pensées que, jusqu'alors, je me défendais d'avoir. Je me suis rendu compte qu'en observant toutes ces personnes au travail, l'idée s'était insinuée toute seule dans ma tête: il s'agissait là de cas typiques de ce que mes amis zurichois appellent la «welsche Schlamperei» (laisser-aller des Romands). La télé en panne, welsche Schlamperei, le fond légèrement brun de la cuvette des toilettes, welsche Schlamperei. Mais non, mais non, me suis-je dit. Moi, venant de Bienne, né à Porrentruy et ayant vécu longtemps à Lausanne, je sais que… Qu'est-ce que je sais, en fait? Et si c'était vrai? Vrai qu'en Suisse romande, on a tout simplement une autre idée du travail, du service, de la propreté, de l'urgence? Une idée différente, pas obligatoirement plus mauvaise. Et nous, à Zurich, ne vivrions-nous pas mieux avec un peu plus de «laisser-aller»? J'en ai parlé à un ami alémanique qui vit depuis deux ans sur la Riviera vaudoise. Je lui dis que je suis choqué par mes propres réflexions. Il me dit: «Ne t'en fais pas. Tu sais, je ne pourrais jamais travailler ici. Ils ont simplement une autre notion du temps. C'est toujours l'heure de l'apéro, à dix heures, à onze heures, puis au plus tard à partir de cinq heures. Mais, dit-il, il ne faut rien dire, surtout rien dire…» Lui aussi, plein de préjugés! Ma femme, une Française, m'a traité de raciste en relisant ce texte. Puis elle a asséné: «Le grand problème avec vous, les Suisses alémaniques, c'est que vous mettez la propreté d'une cuvette de toilette avant les gens.» Voilà un autre préjugé. Pas tout faux, non plus.