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Civilisation numérique, le retour du primitif

Le digital raviverait nos croyances les plus archaïques. Plongée avec le philosophe Hervé Fischer, le biologiste Cyrille Barrette et le sociologue Sami Coll

© Reuters
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Troisième loi d’Arthur C. Clarke – tout le monde connaît: «Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie.» Formulé par l’écrivain anglais en 1973 – six ans après avoir écrit 2001: l’Odyssée de l’espace –, le postulat est triomphalement vrai à l’ère où l’on déclenche des cascades d’événements à distance en faisant glisser nos doigts sur un ordinateur de poche. Il y a toutefois un revers de la médaille, un corollaire embêtant: plus la technologie se révèle enchanteresse, plus nous sommes portés à revenir à une pensée primitive, enfantine, de type magique.

Effet boomerang, retour du refoulé. C’est ainsi que le Web dope notre crédulité (la dénommée Jasmine Tridevil se greffe un troisième sein pour «ne plus attirer les hommes» – c’est dingue! Non, minute, c’est un canular). Et c’est ainsi que la civilisation digitale dope notre tendance à la croyance.«Dans les milieux économiques et technologiques, le terme « Big Data» circule aujourd’hui comme un mantra. On se répète en boucle qu’en maniant des masses de données, on va redresser l’économie, retrouver un taux de croissance. Dans certains contextes, comme la vente en ligne sur des sites tels qu’Amazon, ça fonctionne. Mais on entre désormais dans une logique du Big Data pour tout, qui relève clairement de la foi», relève Sami Coll, sociologue à l’Université de Lausanne, observateur de l’univers des «mégadonnées», auteur d’un livre récent consacré aux cartes de fidélité dans la grande distribution (LT du 22.01.2014). Le Big Data se fonde largement sur l’exploitation des corrélations. Ces dernières se confondent facilement avec des relations de cause à effet fantasmatiques, dont se moque le site Spurious Correlations. Graphique et tableau à l’appui, voici la preuve de la connexion étroite, donc forcément significative, entre le «nombre de personnes noyées en tombant dans une piscine» et le «nombre de films où apparaît Nicholas Cage»…

La revanche d’une pensée fantastique, donc? «Nous avons effectivement, aujourd’hui, une gadgetterie magique dont aucun sorcier n’aurait jamais osé rêver», remarque Hervé Fischer. Philosophe, blogueur, observateur de la civilisation numérique, cofondateur d’une approche des croyances contemporaines baptisée «mythanalyse», professeur à l’Université du Québec à Montréal, le Franco-Canadien vient de consacrer un ouvrage à ce paradoxe, La Pensée magique du Net , publié par l’éditeur français François Bourin. «Le monde numérique agit comme un psychotrope sur nos émotions, nos excitations. Il favorise une réactivation de nos instincts et de nos mythes les plus archaïques», explique-t-il au téléphone depuis «le creux de ma neige, au milieu de la forêt», quelque part au Québec.

Résultat: «Il y a dans nos esprits beaucoup plus de magie qu’il n’y en a jamais eu. On se dit qu’avec le numérique on va développer la démocratie dans le monde entier, qu’on va devenir riche, qu’on va supprimer tous les fléaux. Nous vivons un moment d’exaltation de notre tendance primitive à la pensée magique. C’est une tendance permanente, parce que le monde réel, il faut l’admettre, est fascinant, extraordinaire – mais il fait souffrir, il résiste, il déçoit souvent.»

Pourvoyeur d’impressions d’hyperpuissance, d’hyperconnexion, de superintelligence, l’univers digital livre un semblant de sens global, comme tous les autres mythes avant lui, selon Hervé Fischer. «Ce n’est pas le numérique en tant que tel qui nous ensorcelle, à vrai dire – c’est notre imaginaire collectif qu’il vient réactiver. Nous nous croyons modernes, mais nous avons, sans en être tout à fait conscients, autant de mythes que les anciens Egyptiens, Grecs, Germains, Incas ou Mayas. Nous croyons au numérique comme à un nouveau mythe salvateur.» Par la sensation d’un lien enveloppant, nourricier, qu’il procure, le Web renvoie selon le chercheur à ce que Freud appelait le «sentiment océanique»: «Un sentiment d’union indissoluble avec le grand Tout et d’appartenance à l’universel.» Ombilicale, amniotique, la Toile nous apaise en nous ramenant à l’état du bébé avant la naissance.

Histoire ancienne, inscrite dans celle de l’espèce. Canadien aussi, professeur à l’Université Laval à Québec, le biologiste Cyrille Barrette se livre depuis une décennie au dépistage de la pensée magique aux frontières des sciences, en parallèle à ses travaux sur l’ostéologie des grands mammifères. «On peut dire que l’humain possède deux modes de pensée. L’une est intuitive – en tant que biologiste je l’appellerais même «animale»: elle fait partie de l’animal humain, on la pratique comme on respire. L’autre, rationnelle, a une histoire relativement récente: elle nous vient moins naturellement, on l’exerce par l’effort, on doit être vigilant pour pouvoir la pratiquer. Car la première forme est toujours là – elle est, si l’on veut, le mode de pensée par défaut: c’est elle qui nous fait toujours retomber dans la pensée magique.»

Faut-il tout débrancher pour retrouver la raison? Allez, peut-être pas. Nous avons toujours des Hoaxbusters, débusqueurs de bévues, des sceptiques, des obstinés qui prennent le temps de traquer les fakes démultipliés par la précipitation, d’interroger les illusions. Hervé Fischer, lui, invite à sortir de la pensée magique et à reprendre le travail consistant à faire du sens, avec un «hyperhumanisme, qui est une conscience augmentée des liens qui unissent les hommes».

«La Pensée magique du Net», par Hervé Fischer, Editions François Bourin.