D’un côté, un collectif de 100 femmes emmené par Catherine Deneuve qui, dans une Tribune du Monde parue le mardi 8 janvier, défend les hommes et leur liberté d’importuner. De l’autre, des militantes féministes qui accusent les signataires de mépriser les victimes d'agressions sexuelles. Depuis une semaine, un fossé (d’âges, de classes, de sensibilités) se creuse en France au sein du féminisme, alors qu’aux Etats-Unis le front uni sous les hashtags #MeToo ou le mouvement Time’s Up semble plus homogène.

Y a-t-il une exception française? Si oui, est-elle liée aux traditions de libertinage du XVIIIe siècle ou aux idées libertaires des années 60 qui prônaient la liberté comme valeur cardinale? Et encore, la figure héroïque de Jeanne d’Arc pourrait-elle se profiler en toile de fond du collectif des 100, qui refuse que les femmes soient vues comme «de pauvres petites choses sous l’emprise de phallocrates démons»?

Juliet Jane Fall, professeure et directrice du Département de géographie et environnement de l’Université de Genève, apporte un éclairage à ces questions.

Le Temps: La France féministe est en feu, alors que les militantes des pays anglo-saxons semblent plus raccord sur la question du harcèlement. A quoi doit-on cette explosion hexagonale?

Juliet Jane Fall: Les personnes qui s’affrontent en France à la suite de l’affaire Weinstein rappellent les échanges très vifs que les mondes féministes anglo-saxon et francophone ont pu avoir autour de la question du voile islamique, dans des contextes historiques et culturels très différents et que chacun méconnaissait. Il est sain que les sujets soient débattus et que chaque tendance puisse développer son point de vue.

Je crois cependant que, dans la polémique française, il y a un malentendu et une récupération par des milieux qui ne sont pas identifiés au féminisme. Les signataires de la Tribune parlent de sexualité, alors que les féministes réunies sous les hashtags #MeToo ou #BalanceTonPorc parlent de pouvoir. Ces dernières ne s’opposent pas à une sexualité librement choisie, elles s’opposent à des actes à connotation sexuelle qui sont imposés par une domination de l’homme sur la femme, sans son consentement. Cela n’a rien à voir avec la sexualité.

– La France est le berceau du féminisme essentialiste, ce courant qui postule une différence biologique, naturelle, du féminin et du masculin et qui, en anglais, est justement traduit par «French Feminism». Ce courant marque-t-il le débat français de son sceau?

– Oui et non. Aujourd’hui, ce féminisme est devenu marginal et, dans le cas présent, s’il devait être appliqué, ce serait plutôt en défaveur du collectif des 100, qui invoque une sorte de naturalisme masculin en matière de libido et de besoins à combler. Un discours dangereux, car il justifie de manière tendancieuse le patriarcat en place. Le terme French Feminism, comme celui plus tôt de French Theory, est peu approprié en France, car il s’agit plutôt d’une appellation assignée de l’extérieur.

– L’idée peut faire sourire mais, en refusant la victimisation des femmes, les signataires de la Tribune ne s’inscrivent-elles pas dans le sillage franco-français et héroïque de Jeanne d’Arc ou dans celui, plus iconique, de Brigitte Bardot sur sa Harley Davidson, genre «Les hommes? Même pas peur!»?

– Déjà, la sexualité dont parle le collectif des 100 apparaît comme très bourgeoise, privilégiée. Elle ne reflète probablement pas la sexualité de l’ensemble des Françaises. Ensuite, s’il faut parler de courage, il se situe clairement du côté des femmes touchées par un cas de harcèlement ou d’abus et qui, collectivement, prennent conscience de la possibilité de le dénoncer. Ce sont elles qui font preuve de vaillance en se dévoilant, car personne n’a vraiment envie d’être identifié à de telles situations…

Puisqu’on évoque les femmes emblèmes, je trouve aussi très cocasse que l’on parle de «chasse aux sorcières» pour déplorer l’acharnement dont seraient victimes les hommes suspectés d’abus. Je rappelle juste que les sorcières étaient des femmes libres et rebelles, donc identifiés comme dangereuses par l’ordre établi, alors que les hommes qu’on soupçonne de profiter de leur pouvoir sont plutôt très installés dans la société.

– Vous êtes binationale, Britannique et Suisse, et vous avez travaillé aux Etats-Unis et au Canada. Quelle est la vision de la femme française outre-Manche et outre-Atlantique?

– Pour beaucoup de Britanniques, la relation avec la France est très ambiguë, d’autant plus avec les débats contemporains autour du Brexit. Pour les Nord-Américaines, le rapport à la France est plus distant. D’une part, elles sont consommatrices de publications sur le devoir d’être belle, le régime, l’éducation, ou l’élégance à la française. Ces publications jouent sur la mobilisation de clichés tenaces, mais délicieusement exotiques pour une certaine frange de la société américaine De l’autre, il y a certaines figures comme Simone de Beauvoir qui ont marqué les esprits.

– En France, l’art est sacré. A cet égard, la Tribune des 100 critique la relecture des productions artistiques des siècles derniers, avec, souvent, des accusations de sexisme à la clé. Que pensez-vous de cette relecture?

– Pour moi, elle est nécessaire. Souvenez-vous de Tintin au Congo. Maintenant, on ne peut plus lire cette bande dessinée sans identifier clairement son racisme et son colonialisme ordinaires, et cet éclairage critique permet de comprendre une époque tout autant que l’œuvre elle-même. Les temps ont changé et, dans ce cas précis, personne ne s’offusque de cette condamnation a posteriori, qui n’implique pas non plus qu’on ne lise plus cet auteur.

Il est très possible et surtout souhaitable qu’il en aille de même pour le sexisme dans les œuvres d’art, que ce soit dans le cinéma, la littérature, etc. On sourit déjà devant des scènes illustrant un machisme grossier dans certains films datés. Dans trente ans, peut-être rira-t-on complètement du patriarcat explicite et implicite de certaines productions qui feront partie des vieux souvenirs? Le monde évolue, et poser sur lui un regard critique est plus que légitime.