Le 26 décembre 1999, alors que l'ouragan Lothar ravageait les forêts romandes, le peintre et sculpteur animalier Robert Hainard s'éteignait à Gland. Aujourd'hui, nous avons l'occasion de mieux connaître l'œuvre de celui pour qui la mort faisait partie intégrante de la vie. Roland de Miller, l'auteur d'une biographie qui vient de paraître, a été le secrétaire personnel de Hainard. Il l'a côtoyé pendant quinze ans dans sa maison de Bernex, là même où il a mis au point une technique unique de gravure sur bois.

Nous trouvons dans le livre la liste complète des 912 gravures de l'artiste, chacune représentant presque un mois de travail. Robert Hainard, connu dans les milieux naturalistes bien au-delà des frontières de l'Europe, n'était pas seulement peintre, dessinateur, graveur et sculpteur. Plus de 30 pages de bibliographie nous montrent la richesse de sa production littéraire dans le domaine artistique, scientifique et philosophique. Parmi ses 21 livres figure notamment Mammifères sauvages d'Europe, encore considéré comme la «bible» de la mammalogie francophone.

Dès 1931 commence une impressionnante série de 550 articles, publiés dans des périodiques romands tels que le Journal de Genève et Coopération ou les plus prestigieuses revues ornithologiques de France et de Suisse, comme Alauda, l'Ornithologiste et Nos Oiseaux. A l'image de ses œuvres d'art, tous ces écrits nous témoignent une profonde connaissance de la nature, acquise au cours de dizaines de milliers d'heures d'affût autour de Genève, en Suisse romande et aux quatre coins de l'Europe.

Mais l'intérêt principal de cette biographie est de nous dévoiler une face moins connue de Robert Hainard, celle du maître-penseur de la philosophie écologique profonde. A l'aide de centaines de citations, souvent de textes encore inédits, de Miller nous aide à mieux comprendre celui que plus d'un bien-pensant avait vilipendé comme doux rêveur, dinosaure ou farfelu. Militant naturaliste de la première heure, Hainard n'hésitait pas à se démarquer de ceux qui pactisaient avec les intérêts économiques.

Les exigences intolérables du progrès

Ainsi, lors du projet de barrage hydroélectrique de Spöl dans le Parc national suisse, le naturaliste s'était rangé du côté des opposants. «Il viendra un moment où les exigences du progrès seront pour chacun intolérables», disait-il à l'époque. Hainard n'était pas contre le progrès technologique (il se déplaçait en 2 CV), mais il méprisait ceux qui transformaient «peu à peu nos derniers coins sauvages, valeurs esthétiques et scientifiques, sources de joie et de progrès moral, en cultures et canaux merveilleusement rectilignes et nettoyés de toute vie».

Ce n'est pas une méfiance envers la technologie nucléaire qui l'avait poussé à militer contre une usine atomique à Verbois, près de Genève, mais la conviction que «l'homme ne doit pas utiliser plus d'énergie», ayant déjà «outrepassé sa part dans la communauté vivante».

Son souci principal était la croissance démographique et l'expansion industrielle quantitative qui devra bien cesser tôt ou tard. Il le disait crûment: «Lorsqu'il n'y aura plus de fleuves libres, de torrents bondissants, de cascades, l'humanité pourra crever d'une façon ou d'une autre parce que la vie ne vaudra plus la peine d'être vécue.»

Robert Hainard avait une foi inébranlable dans la force de reconstitution de la nature, même s'il était sceptique quant aux chances de survie de la race humaine dans les conditions actuelles. Si le naturaliste n'avait pas été un optimiste invétéré, il n'aurait pas participé aux efforts multiples de réintroduction d'animaux sauvages tels que le castor, le bouquetin, le lynx et le gypaète barbu. Tout en espérant le jour où loups et ours peupleraient à nouveau les montagnes suisses. «Nature et civilisation doivent se ramifier l'une vers l'autre comme le sang et l'air dans les poumons.»

L'«erreur néolithique»

Etonnamment, Hainard n'était pas contre la chasse. Dans une nature où les grands carnivores sont rares, le chasseur peut être utile: «Le meilleur ami d'une espèce est son prédateur.» Chasser les chevreuils en surnombre, d'accord, mais pas le lynx qui en prélève le surplus, sous prétexte qu'il rend la chasse au chevreuil plus difficile.

En revanche, l'artiste n'était pas tendre avec ceux qui s'arrogeaient le droit de juger arbitrairement quels animaux étaient amusants à chasser et lesquels étaient soi-disant des «nuisibles». Hainard se sentait comme un proche parent du vrai chasseur, l'homme paléolithique. Le problème de notre génération, l'«erreur néolithique», c'est «le rêve impie de faire de la terre entière la niche écologique de la seule espèce humaine et l'espoir insensé d'empoisonner le monde sans nous empoisonner nous-mêmes».

Robert Hainard, peintre et philosophe de la nature, par Roland de Miller, Ed. Sang de la Terre, 416 p., 15 gravures de l'artiste, 44,70 francs.