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Confinement des aînés: «L’enfer est pavé de bonnes intentions»

En fait-on trop, pour combien de temps, et pour sauver qui? Fin connaisseur de la question du risque, l'auteur et professeur de sociologie David Le Breton répond aux questions du Temps

David Le Breton. — © Olivier Roller
David Le Breton. — © Olivier Roller

Sous la direction de la sociologue Ruxandra Oana Ciobanu, un groupe de chercheurs de l'UNIGE vient de lancer une étude sur la pandémie de COVID-19 et les personnes âgées de plus de 65 ans en Suisse. Si vous souhaitez participer, le formulaire est disponible en ligne à l'adresse suivante: https://cigev.unige.ch/covid-19

Certains observateurs estiment qu’à force de vouloir protéger nos aînés du virus et ainsi les «maintenir en vie à tout prix», on sacrifie l’avenir économique des jeunes. D’autres relèvent plutôt l’ultime désintérêt qu’on leur porte, les enjoignant au confinement pour s’assurer que de plus jeunes qu’eux auront bien des places en réanimation, si nécessaire. Qu’est-ce que ces débats disent de notre société? David Le Breton, professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, et notamment auteur d’Anthropologie du corps et modernité (PUF, Poche), répond à nos questions (du haut de ses 66 ans).

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On a répété depuis des semaines «aux plus de 65 ans» qu’il leur fallait impérativement «rester chez eux». Est-ce juste selon vous, au regard de l’éthique et de la responsabilité individuelle?

La première question est: de quel cadre géographique et temporel parle-t-on? Juger les décisions prises il y a six semaines avec les lunettes «post-première vague» de l’épidémie n’a pas de sens: on a recommandé aux gens, toutes catégories d’âge confondus, de rester chez eux parce que nous sommes tous des vecteurs potentiels du virus. Cela était légitime au niveau mondial. Les personnes âgées étant statistiquement plus vulnérables aux formes graves et donc aux hospitalisations, leur respect du confinement était crucial: pour les protéger, certes, mais aussi pour protéger les autres d’un effondrement du système de santé. Certaines régions du monde, pas si lointaines, en ont fait l’expérience. Mais aujourd’hui, en période de reflux du virus et à la veille d’un déconfinement, je suis convaincu que les stigmatiser n’est ni éthique ni souhaitable. La notion de «risque encouru» est ici acceptable.

Nous devrions en effet être libres de décider de notre propre mort. Tant que celle-ci n’empiète pas sur le désir de vivre des autres, quel que soit leur âge

Pourquoi?

Premièrement, parce que la saturation des hôpitaux n’est plus à l’ordre du jour: on pourrait prendre en charge ceux qui le requièrent si un déconfinement progressif est réalisé, et les gestes barrières, qu’on commence à intégrer, feront partie d’une nouvelle norme sociale – comme on le voit déjà en Allemagne avec l’obligation du port du masque dans les transports, par exemple. Ensuite, parce que ces catégories d’âge sont insatisfaisantes et discriminantes: derrière l’expression «les plus de 65 ans» se cache une multitude de situations, il est choquant d’imaginer des septuagénaires en forme, conscients du risque et prêts à le prendre, et souvent socialement ou professionnellement actifs, assignés à résidence: je comprends ceux qui s’indignent! Enfin, parce que la sédentarité, notamment des séniors, est un problème de santé publique non négligeable, et l’enfermement (même volontaire) peut avoir des conséquences dramatiques. C’est tout l’enjeu des politiques publiques actuelles: il n’y a pas de vérités absolues. L’enfer est pavé de bonnes intentions…

Certaines personnes «à risque» s’insurgent justement de ce qu’on leur a, ces derniers temps, nié «le droit de prendre ces risques». Quelles réflexions cela vous inspire-t-il?

D’une part, ceux qui veulent sortir conservent le droit de le faire aux yeux de la loi dans de nombreux pays, dont la Suisse. D’autre part, soyons logiques: chacun est dans son rôle. Sauf indications spécifiques, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le regrette, la médecine nous perçoit avant tout comme des organismes vivants, et non comme des individus avec une singularité: sa mission est de préserver la biologie quand cela a un sens, éthiquement parlant. Il s’agit donc de clarifier une chose: tous ceux, jeunes ou vieux, qui affirment qu’ils ne souhaitent pas être pris en charge en cas de complications ont-ils vraiment fait les démarches stipulant qu’ils refusent les mesures de prolongation de vie en cas de saturation des hôpitaux? C’est une question importante car on a souvent tendance à s’en remettre à une forme de «pensée magique», comme la nommerait l’anthropologie du début du XXe siècle: on en parle de façon abstraite, mais en réalité on évite d’agir en conséquence, de peur, inconsciemment, de provoquer cette mort. Permettez-moi de douter que ce soit le cas, mais si chacun a pris ses dispositions, alors tant mieux: gardons en tête que la question est beaucoup moins taboue en Suisse et en Belgique que dans le reste de l’Europe, et c’est une chance. Je suis moi-même convaincu que nous devrions être libres de décider de notre propre mort. Tant que celle-ci n’empiète pas sur le désir de vivre des autres, quel que soit leur âge.

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La notion de risque (pour soi, pour les autres) reste centrale dans ces débats de santé publique: Comment va-t-elle, selon vous, évoluer dans un futur proche?

Jusqu’alors le risque était perçu comme une notion très extérieure à soi et qui touchait des événements improbables de l’environnement (explosions accidentelles, catastrophes naturelles, etc.) ou dont on se considérait comme exclu (accident, etc.) mais sa menace était d’une grande rareté. La pandémie inscrit le risque au cœur de la vie quotidienne, de l’entourage familier, car n’importe qui peut être vecteur de la maladie, et le contact lui-même, l’une des activités les plus courantes de nos relations avec le monde est sollicité: toucher même une poignée de porte ou un objet par exemple, ou serrer la main d’un ami. Le risque donc se banalise et ne laisse plus aucun événement hors de sa menace, même les plus chaleureux: une fête, un anniversaire, etc. Les précautions vont s’imposer en permanence et, avec elles, une attitude de suspicion au moment du déconfinement.

Cette pandémie est-elle l'occasion de repenser notre rapport à la santé et à la mort? 

Peut-être, mais pas forcément dans le sens attendu. L'attention extrême portée à la santé depuis le début du XXème siècle s'explique bien sûr par l'allongement de la durée de la vie, mais aussi, paradoxalement, par un sentiment diffus de risque et de précarité, lié à un monde globalisé dont les menaces évoluent très vite. Ces dernières années, au nouvel an, on insiste lourdement pour se souhaiter «Bonne année et surtout bonne santé». Je ne crois pas que cette pandémie nous ramènera à un retour à notre condition de mortels – au contraire, la société cherchera plutôt à l'avenir à «liquider le corps», lieu de tous les maux, pour tendre vers l'immortalité: les transhumanistes y travaillent déjà.

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