Cette semaine, «Le Temps» propose, à travers cinq danses choisies au hasard des rencontres de l'été, de découvrir les diverses formes de dialogues qui se passent de mots. Rythmés par la musique et son histoire, les corps se rencontrent et, pour certains, c'est la plus belle conversation de leur vie.

Episodes précédents:

Il est arrivé en retard à l’issue d’une succession d’apéros pris ici et là au gré des ruelles de Conthey. Il est 14h30 et le thé dansant a commencé depuis trente minutes lorsque Eddy entre au café La Ménagère. Aux côtés de Michel, son camarade du mercredi, il traverse la piste de danse, salue Pino, le musicien, et s’assied en bout de table juste sous les enceintes. D’un soulèvement de menton, il commande cinq décis de blanc à Renée, la gardienne des lieux. Et divertit son regard par la vue des couples enlacés.

Ils sont une dizaine à tournoyer. Leurs pas se succèdent en douceur sur le carrelage beige du café. Pour que la fraîcheur demeure dans cet espace confiné, les volets ont été légèrement fermés. Derrière le bar, on prépare des sirops pour les femmes, on tire des bières pour les hommes.

«Aujourd’hui, c’est notre sortie de mecs», affirment les deux compères. Au grand dam du parterre de femmes présent pour l’occasion, les deux bonshommes sont venus là pour écouter et regarder, pas pour danser. «De toute manière, je ne peux pas bouger: mes genoux ne tiennent plus», argumente Eddy. Dans son passé, pourtant, il en a fait tournoyer plus d’une. Parce que ce qu’il aime, lui, c’est le rock. Alors il promet, tout de même: «Quand il y aura la bonne chanson, j’invite la p’tite, là. Elle, elle danse bien. Je vais la faire tourner un peu.»

Il parle de Marie-Claire. Cette septuagénaire n’a pas pris de pause depuis que le thé dansant a débuté. Valse, valse anglaise, tango, fox, cha-cha-cha, elle enchaîne tous les styles en changeant de partenaire à sa guise. Avec Eddy, ils se sont connus, à l’adolescence, il y a soixante ans.

Trop tôt pour le slow

«A cette époque, on dansait tout le temps!» C’est Marie-Rose qui prend la parole. Si elle participe à ces bals du mercredi après-midi, c’est pour rattraper «tout ce que je n’ai pas pu danser pendant que je travaillais». Elle a vendu la vigne il y a un an. Et depuis? «Je m’amuse!» On distingue à peine sa voix couverte par les hurlements de Christophe. Le chanteur se souvient, avoir crié, crié le nom d’«Aline, pour qu’elle revienne». Alors Marie-Rose hausse le ton. Pour elle, il est trop tôt pour le slow. «Il faut que ça bouge!» grogne-t-elle. En attendant que le rythme s’ébranle, elle se souvient: que ce soit avec papa, maman, tonton ou le cousin. A l’épicerie, au café, au restaurant, sur la place du marché ou pendant la kermesse. Tout le temps, elle dansait.

A côté d’elle, debout derrière un vaste verre de menthe à l’eau, Lily complète: «On dansait toujours en couple! Les jeunes, d’ailleurs, reviennent à la danse à deux. Ils ont bien raison, car c’est ce qu’il y a de plus beau.» Un instant, elle remonte dans le temps. Années 60, la Grande-Dixence venait d’être inaugurée, Conthey n’était pas encore cerné par les zones industrielles en préfabriqué et Lily vivait des instants d’étourdissement dans les bras d’un homme sous les lustres éclatants des cafés tapageurs. Dans la musique, les cris et les rires, ils ne formaient qu’un corps et étaient emportés par la foule qui les entraînait dans une folle farandole. Lily se souvient, elle était enivrée et heureuse. Et au café de Conthey, elle tente de revivre ces instants suspendus au temps.

Malgré les années, la magie opère-t-elle encore? «Ce qu’il y a de beau, c’est que lorsqu’on danse, il n’y a plus besoin de parler, décrit la septuagénaire. Tout est dans le frotte-frotte.» Sursaut. C’est comme si la musique s’était arrêtée. Lily, c’est quoi le frotte-frotte? Elle rit: «Le langage des corps, pardi!» Gérald Gaillard passe devant elle. Elle l’intercepte. «Tu danses la valse anglaise? – Comment?» Il tend l’oreille. Lily répète. Il acquiesce. Le couple s’en va en trois temps.

Rosa Luyet s’approche. Pour elle, participer au thé dansant, c’est comme aller au fitness. Mais il y a une dimension supplémentaire qu’elle admet apprécier. «Parfois, le fluide passe dans le couple», chuchote-t-elle. Elle se tait alors. «Depuis que ton regard, comme un rayon clair de l’été, paraît illuminer ma vie», chante Pino sur un air de tango. Rosa relève: «Cette danse est très technique. Les corps doivent s’entendre.» Elle cherche du regard l’homme qui pourrait lui offrir ses bras le temps de la chanson. Mais la concurrence est cruelle, et Rosa décide d’inviter une femme.

Trois femmes pour un homme

A moins qu’il ne s’attache au bar, un homme est vite mis à contribution lors d’un thé dansant. «Il y a trois femmes pour un homme!» s’insurge Arlette Giavina, l’organisatrice, avec Pro Senectute, du rendez-vous hebdomadaire. «Les messieurs sont moins en forme et sortent moins que nous à nos âges. C’est dommage parce que danser maintient en bonne santé.» Elle en veut pour preuve la disparition des douleurs dues à son arthrose depuis qu’elle se trémousse sur le synthétiseur de Pino.

Comme toutes les danseuses présentes, elle s’est apprêtée et a enfilé un collier, des vêtements élégants et des chaussures scintillantes. Les hommes, quant à eux, ont vêtu une chemise et se sont parfumés. Si Michel est en short et débardeur, c’est parce qu’il a chaud. Il réserve l’élégance pour la fin du thé dansant: «J’ai une chemise dans la voiture», précise-t-il, en nage. Jambes écartées, genoux fléchis, il se déhanche sur un tube de Dany Brillant. «Tu danses, Arlette? – Si tu ne me touches pas, je danse avec toi.»

Il est 16h30 lorsque la voix d’Elvis remplace les déclarations du crooner français. Eddy s’est levé comme un seul homme. Il se tient droit, ravale son embonpoint et scrute l’assemblée. Mais Marie-Claire est déjà prise, et la déception envahit ses yeux. Alors il se tourne vers nous et sourit. Vos genoux, Eddy, ne vous font plus souffrir? Il ne répond pas et nous prend par la main. Le rythme s’immisce dans ses pas et contamine les nôtres. Il n’a pas oublié les gestes acquis dans sa jeunesse. D’un coup de bras, il nous fait tournoyer.

Prochain épisode: l’Openfloor, à Genève