Humble comme la cigogne. Le Sédunois Nicolas Sedlatchek est ainsi. Il arpente le ciel. L’autre jour, par exemple. Assise au bord du vide, je le regarde. Ce qui frappe d’abord, ce sont ses bras qui balancent comme des ailes au ralenti. Mais aussi ses pieds nus qui enchaînent les petits pas sur une sangle de trois centimètres de large. Sous lui, 30 mètres de vide. Mais ça ne compte pas. Nicolas Sedlatchek regarde devant lui, c’est sa manière d’exorciser la peur. Sa passion, c’est la highline, la «ligne haute», celle qui, dans une danse rythmée par une respiration profonde, suspend le temps.

Funambule? Pas tout à fait. A la ville, Nicolas Sedlatchek est architecte. Il trace quotidiennement des lignes. Au grand air, il en trace d’autres, éphémères celles-là, d’autant plus désirable. C’est ce qu’on pourrait appeler un pied de nez à la gravité, ou plutôt, dans le cas présent, une ode aux mathématiques qui indiquent le chemin le plus court entre deux points par une ligne droite.

Ceux qui partagent sa passion sont les highliners. La Suisse romande en compte une quinzaine, ce qui est peu. A Sion, ils sont trois et ont établi leurs quartiers au pied du château de Tourbillon: ils ont vissé des ancrages de part et d’autre des crêtes d’une ancienne carrière.

Nicolas Sedlatchek, Benoît Spicher et Stéphane Bachmann sont, comme la plupart des highliners, des grimpeurs et alpinistes confirmés. Ils ont commencé en évoluant sur une «slackline» tendue entre deux arbres à quelques centimètres du sol. «Je n’étais pas forcément passionné par la slackline. On en faisait quand on ne grimpait pas. Assez vite, j’ai essayé d’autres disciplines: «waterline» ou «longline». J’ai alors posé un pied sur une highline et tout de suite j’ai été obsédé», raconte Benoît. «J’aime cette sensation d’être concentré au bord du vide. Quand je faisais de l’alpinisme, j’adorais marcher sur le fil des arêtes.»

Stéphane et Benoît ont tous deux une famille: «Comme on avait moins le temps, et moins envie de prendre des risques, la ­highline s’est présentée comme une évidence.» Humour? Non. Au premier coup d’œil, l’exercice peut paraître suicidaire, certes. Mais il suffit de suivre l’installation de la ligne pour se rendre compte du contraire. «Il nous arrive de consacrer six heures au montage pour ne marcher que pendant trois minutes sur la slack», s’amuse Nicolas. Leurs sacs volumineux bourrés de matériel, les trois amis gravissent la colline sédunoise.

L’apprentissage de l’installation, ils l’ont fait en suivant les instructions d’un site spécialisé français. «Séance après séance on perfectionne notre montage», remarque Stéphane. «Il faut tout faire dans l’ordre, sinon il y a un grand danger.» Méthodique, chacun tient son rôle. Pieds nus dans les herbes battues par le vent de la fin de la journée, Nicolas court de part et d’autre de la carrière, Benoît installe les élingues de chantier et Stéphane actionne le crick. «Souvent, on change le matériel. Dès qu’il montre un signe de fatigue, on le remplace», expliquent-ils. Peu à peu la ligne se tend: 54 mètres de long à plus de 30 mètres de haut.

«Toutes les pièces de l’installation sont doublées», explique Stéphane. «Avant de monter sur la ligne, je vérifie tout le montage trois fois. Je contrôle à nouveau tout à deux reprises une fois assis sur la slack et parfois, en me levant, je veux encore vérifier. Je colle même un scotch après le double nœud de huit avec lequel je suis attaché pour l’assurer!»

En règle générale, les highliner sont assurés par un «leash», comme on désigne cette corde, fixé à un double anneau métallique soudé disposé autour de la slackline et de son «backup». Car il faut l’avouer: se dresser sur une sangle au-dessus du vide est une activité contre nature. Benoît se souvient: «La première fois, c’était au pont du Diable au Sanetsch. J’étais mort de peur. Mon instinct de survie me criait de revenir sur la terre ferme.»

Sous l’influence d’autres sports, la discipline se développe. Rapidement les base-jumpers s’en sont emparés comme prolongation du temps passé dans les airs. Sans «leash» de sécurité, ils évoluent, pas après pas, sur une slack tendue à plusieurs centaines de mètres de haut, un parachute dans le dos. Avec l’exercice, certains renoncent même au parachute et optent pour le dénuement total: le freesolo. S’ils tombent, ils contrôlent leur chute en s’enroulant autour de la slack. Pour les trois Sédunois, le freesolo est surtout un idéal esthétique: «C’est superbe. On parvient ainsi à un niveau qui nécessite une maîtrise parfaite de soi. Mais nous n’y pensons pas, pour l’instant.»

Loin d’être des têtes brûlées, les athlètes qui le pratiquent jouissent d’un niveau qui leur permet de flirter avec leurs limites en toute connaissance de cause. Stéphane Bachmann: «Il faut toujours avoir peur. Quand la peur disparaît, l’accident menace.»

Le soleil couchant aspire les ombres sur Sion. La luminosité devient cotonneuse. Alors que les habitants du quartier en contrebas se logent à leurs fenêtres interloqués par le spectacle, Nicolas s’avance sur la sangle. Assis, le highliner s’équilibre, une jambe dans le vide, l’autre pliée près du cœur. Il se balance et se lève, genoux fléchis, les bras appuyés dans les airs. «La slack est plus lourde à cause du backup et plus molle de par sa longueur. C’est donc plus difficile qu’à terre», commentent ses compères en l’encourageant.

Pour passer une highline, il faut traverser le double de la longueur en slackline proche du sol, dit-on dans le milieu. C’est ainsi, au sol, que les marcheurs du ciel s’entraînent. Les déclinaisons sont infinies et les lignes fleurissent partout: dans un parc, par-dessus le Rhône ou entre les piliers d’un pont. Après avoir évolué sur une «iceline», entre deux cascades de glace, à Pontresina dans les Grisons, les trois amis envisagent de marcher au-dessus d’une crevasse cet été. Nicolas: «La difficulté réside aussi dans la complexité de l’installation. En milieu urbain par exemple, on doit faire vite pour ne pas être attrapé. Comme c’est un sport jeune, tout est encore à faire et on peut y aller au culot.»

La beauté d’une ligne dépend du paysage. Mais comptent aussi sa hauteur, sa longueur et surtout l’émotion qu’elle procure à celui qui la parcourt. Sans cesse, ces sportifs recherchent des lieux spectaculaires où tendre une ­highline. Dans leur esprit, il s’agit d’une conquête esthétique du vide: le temps de quelques pas, ils s’emparent d’un bout de ciel qu’ils sont peut-être les premiers à traverser.

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Benoît Spicher

highliner

«J’aime cette sensation d’être concentré au bord du vide. Quand je faisais de l’alpinisme, j’adorais marcher sur le fil des arêtes»

Dans leur esprit, il s’agit d’une conquête esthétique du vide