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Des compétitions clandestines où les participants ne connaissent rien du parcours qui les attend: c’est le concept des Secret Race Series qui gagnent les grandes villes du monde via les réseaux sociaux

C’est un contre-pied à l’histoire de la course à pied. Pour se démarquer des événements de masse, tel le gigantesque marathon de New York auquel 52 000 personnes ont pris part lors de l’édition 2018, des collectifs de runners organisent dans des grandes villes européennes ou américaines des courses «clandestines», notamment via le réseau social pour sportifs Strava. A notre connaissance, elles n’ont pas encore débarqué en Suisse – à moins qu’elles ne soient encore trop bien cachées? – mais cela ne saurait tarder.
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Les identifier relève du jeu de piste: pas de ravitaillements tous les 5 kilomètres ni de toilettes sèches, pas d’arche gonflable à l’arrivée. Et pour cause: ces épreuves ne sont pas officielles et se passent donc de l’accord d’une municipalité. L’idée est justement d’offrir des épreuves moins normatives dans lesquelles l’inattendu a une place importante. Un simple rendez-vous à une heure définie, et c’est parti pour un circuit improvisé où tout le monde se donne à fond.
Des bières, des cartes à jouer, d’improbables défis
A Paris, les créateurs des Secret Race Series ont poussé ce concept à l’extrême. Dans ce format de course, les participants, dont le nombre est limité à trente, ne connaissent rien de la nature de l’épreuve, à l’exception du lieu et de l’heure du départ, qui leur sont communiqués 24 heures à l’avance. Le prochain événement, en mai 2019, se nomme ainsi «Red Light», sans plus de précisions, et est déjà complet. Derrière le concept, trois athlètes parisiens aguerris qui aiment mélanger la course à pied à la culture urbaine. «L’idée, c’est que quand tu participes à un marathon ou à un 10 km, tout est codifié: ton entraînement, ton temps de course, ton ravitaillement… Alors qu’avec les Secret Races, tu ne sais pas combien de kilomètres tu vas parcourir, ni quels obstacles il y aura sur ta route», explique Jean Pourrat, cofondateur de l’événement.
Des gens vont tâcher de se réapproprier une niche dans cette pratique de masse. C’est la signification de ces courses secrètes, où l’on est dans une culture de l’underground
Leur inspiration: les «alleycats», un mot américain qui désigne des compétitions d’orientation sauvages et urbaines nées aux Etats-Unis, dans lesquelles des coursiers à vélo doivent passer par plusieurs checkpoints avant de rallier la ligne d’arrivée. Les fondateurs des Secret Races ont adapté ce concept à la course à pied en ajoutant quelques épreuves pimentées, comme boire des bières disposées sur le parcours ou prendre un métro le plus rapidement possible entre deux points de la course. «J’ai participé à l’une des épreuves. On faisait des tours du bassin de la Villette à Paris. A chaque fin de tour, on piochait une carte. Le symbole de la banane vous enlevait un tour sur votre total, à l’inverse un champignon vous ajoutait un tour. Ce n’est donc pas forcément le plus fort qui gagnait à la fin», témoigne Thibault, 30 ans, qui a découvert l’événement sur Instagram.
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Une culture de l’underground
«Dès lors qu’une pratique se bâtit sur la masse, elle perd de sa rareté, de sa valeur. Des gens vont tâcher de se réapproprier une niche dans cette pratique. C’est la signification de ces courses secrètes, où l’on est dans une culture de l’underground», analyse Christophe Jaccoud, sociologue du sport à l’Université de Neuchâtel. Réinventer la course sur route pour mieux se réapproprier la discipline, c’est un credo moderne.
Il y a cinquante ans, courir sur la route était une pratique qui consistait à se réapproprier la ville, comme à New York, où le parcours traversait des arrondissements où les gens des classes aisées ne se rendaient pas
A l’origine, la course hors stade était une pratique rebelle et se suffisait à elle-même pour se démarquer. «C’est au milieu du XXe siècle que des gens ont commencé à courir dans la rue. Ils étaient regardés bizarrement. Il n’y avait que 127 participants au premier marathon de New York en 1970. Et puis tout d’un coup, cela a pris de l’ampleur, avec des épreuves qui se sont ouvertes à une masse de gens. Mais il y a cinquante ans, courir sur la route était quelque chose de marginal, une pratique qui consistait à se réapproprier la ville, comme à New York, où le parcours traversait des arrondissements où les gens des classes aisées ne se rendaient pas», raconte Solène Froidevaux, chercheuse spécialiste des questions de sport et de genre à l’Université de Lausanne.
Mais les parcours des grandes épreuves de course à pied sont devenus répétitifs. Pour organiser des événements énormes, que ce soit le marathon de Genève avec son arrivée face au Jet d’eau, ou celui de Paris et son passage sur les Champs-Elysées, les organisateurs ne peuvent pas se permettre, pour des raisons de sécurité, de faire passer leurs milliers de participants dans des endroits peu accessibles. Pour certains finishers, refaire une énième fois un marathon perd donc un peu de sa saveur. «Il y a une volonté de certains citadins d’être en dehors de ça, que ce soit en course à pied, mais aussi en skate ou en rollers, avec des rassemblements officieux organisés par des passionnés. Cela crée un sentiment d’appartenance à une communauté, qui est valorisée sur les réseaux sociaux avec des photos uniques», dit Fabien Ohl, sociologue à l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne.
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Dans le sillage de Claude Lelouch
Explorer notre environnement urbain de manière différente, c’est exactement l’ambition des créateurs des Secret Race Series. «Ce qu’on aime, c’est mêler l’histoire de Paris et la course à pied. On a par exemple un merveilleux souvenir avec les participants d’une secret race. Pour cette épreuve, on s’était inspiré de C’était un rendez-vous, un court-métrage du réalisateur Claude Lelouch où il filme une course en voiture à grande vitesse à l’aube dans Paris, entre la porte Dauphine et la basilique du Sacré-Cœur à Montmartre avec un unique plan-séquence. Il y a eu beaucoup de fantasmes autour de ce film. Les spécialistes affirmaient que seul un pilote professionnel installé à côté de Lelouch pouvait conduire de cette façon», confie Jean Pourrat, cofondateur des courses secrètes.
Les fondateurs des Secret Race Series ont donc donné rendez-vous un matin avant l’aube aux téméraires inscrits à leur course. Le but: relier le plus rapidement possible en courant la porte Dauphine à Montmartre dans un Paris encore désert avant le lever du soleil. «Au final, le concept n’était pas incroyable. Il fallait seulement courir entre deux points, lance Lionel Jagorel, cofondateur des Secret Races. Mais, à l’aube, sans personne sur les boulevards, c’était un sentiment incroyable.»