A force de voir défiler au fil des saisons les collections précieuses du couturier singapourien Andrew Gn, on s’était forgé une idée de ce qui pouvait faire vibrer son âme. On avait cru reconnaître chez lui un goût appuyé pour le baroque, pour les ors versaillais, pour toute l’histoire de l’art en général, à travers certaines références qui émaillent ses collections, mais sans ostentation. Cela se perçoit dans des détails, l’usage d’un brocart inspiré du XVIIIe siècle, d’un velours au sabre, d’une boucle de ceinture évoquant une rocaille…

Mais qu’allait-on découvrir derrière la porte de son appartement parisien? Dans quel siècle allait-on plonger? En guise de préambule, on fait un saut dans le XVIIIe, car l’immeuble date de 1795. Mais ensuite? Il en est plusieurs qui cohabitent ici en bonne intelligence. Plusieurs siècles et plusieurs continents. L’antichambre, éclairée de deux miroirs chandeliers dorés, avec sa table recouverte d’un tapis anatolien, évoque l’atmosphère des tableaux hollandais du XVIIe siècle. La suite est un voyage…

Andrew Gn est un collectionneur. Dans la lignée des amateurs éclairés du XIXe siècle, de ceux qui n’ont nul besoin d’un conseiller pour leur souffler leurs goûts. On a le sentiment d’être le visiteur privilégié d’un lieu secret qui tiendrait à la fois du musée privé, du cabinet de curiosités et des appartements particuliers d’un esthète. L’amour du beau exsude de chacun des salons, de tous les placards, de toutes les étagères, de tous les murs. «Je n’ai pas d’objet préféré, dit-il. Ils sont comme mes enfants! J’aime tout, depuis une petite cuillère en porcelaine jusqu’à une paire de jarres dans mon salon. Je n’ai jamais vendu quoi que ce soit. J’ai donné de temps en temps, mais je ne suis pas comme les autres collectionneurs. Il y en a qui achètent, et qui, au bout d’un moment, revendent. Moi, je ne fais qu’acheter. C’est bien pour l’économie mais c’est mauvais pour mon compte en banque (rire). Je garde tout, y ­compris les lettres que l’on m’envoie. Tout ce qui a été écrit à la main, je le garde précieusement car c’est devenu très rare.»

Il règne ici un art de vivre à la française, mais pas seulement. On perçoit quelque chose d’indicible, qui ne se lit pas dans les objets choisis, mais qui relève du domaine des idées. Un goût pour la patine, pour la valeur apportée aux choses par le temps et l’usage, qui puise sa source dans les racines profondément asiatiques du couturier. «Pour moi, les porcelaines céladon, c’est ce qu’il y a de plus parfait au monde. J’ai besoin de cette perfection dans ma vie. Mais les détails qui marquent le vieillissement des choses, je les accepte tout à fait. Comme, par exemple, ce plafond: cela fait longtemps qu’il est craquelé. Il est vieux. Il faudra peut-être que je le refasse un jour, mais pour l’instant je l’accepte tel quel. J’adore ces craquelures.»

A évoluer dans ces salons ornés d’un parquet Versailles, à oser, à peine, entrer dans sa chambre aux murs couverts de tapisseries et de soieries japonaises précieuses que vient légèrement caresser la lumière tamisée par les rideaux de brocart créés exprès pour lui, à éviter de s’approcher trop près des collections de porcelaine chinoise, on découvre son goût pour l’éclectisme. «Quand je suis arrivé en France, mon premier appartement était empli d’œuvres d’art contemporain et de meubles des années 40, 50, 60, 70. Et un jour, je me suis dit que je travaillais dans la mode, que mon quotidien était de créer constamment de nouvelles collections, et que j’avais besoin, en rentrant chez moi, de me retrouver dans un monde qui ne change pas. Un lieu qui me rappelle la maison de mes parents à Singapour. Un endroit constant, qui me procurerait une sécurité, une paix. J’ai donc mis toutes mes collections du XXe siècle dans un garde-meubles et j’ai commencé une collection d’objets des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles.»

«Les porcelaines de Chine, c’est l’une des plus grandes passions de ma vie! Mes parents sont de grands collectionneurs et cela m’a pris tout petit. J’ai acheté ma première pièce quand j’avais 12 ans. Je collectionne la période Qing, les céramiques créées sous le règne des trois premiers empereurs: Kangxi (1661 – 1722, ndlr), Yongzheng (1723 – 1735, ndlr) et Qianlong (1735 – 1796, ndlr). Le premier a régné à peu près en même temps que Louis XIV, le deuxième pendant la Régence, et le troisième durant l’ère de Louis XV et Louis XVI. Je possède une collection de la famille «Bleu et Blanc», de la famille «Verte», et de la famille «Rose», ainsi que des monochromes.

Je suis un quart Japonais et trois quarts Chinois: c’est dans ma nature d’aimer cet art. Ces porcelaines me parlent à un niveau très profond, et direct. Avec certains objets, cela m’a pris du temps avant de pouvoir communiquer avec eux, et eux avec moi. Il m’a fallu apprendre. Mais les porcelaines chinoises parlent à ma nature, c’est inné. Quand j’étais tout petit, j’avais un préféré: un grand vase en céladon craquelé d’une cinquantaine de centimètres, une imitation Song (960 – 1279, ndlr) faite au début du XVIIIe siècle sous le règne de Yongzheng. Et je me souviens de ce vase, parce que, comme c’était une pièce précieuse de provenance impériale, ma mère le sortait une fois par an pour mettre de grands bouquets de fleurs de cerisier dedans pour le Nouvel An chinois. Quand vous êtes petit, cette vision d’un vase qui ressemblait à du jade, rempli de cerisiers roses, c’était prodigieux! J’ai hérité les passions de mes parents: celle des porcelaines et celle des bouquets. Ma mère est à moitié Japonaise et à moitié Chinoise et elle passe son temps à composer des bouquets…»

Andrew Gn a développé à la fois un amour pour le baroque et pour le néoclassicisme, qui sont pourtant deux courants antinomiques (l’un étant la réaction à l’autre). «J’aime autant les volutes et les rocailles de l’un que le côté linéaire de l’autre. Je vis avec les deux. Je ne sais pas exclure. J’aime tout! Et c’est un problème car il me faudrait beaucoup de lieux pour tout exposer et afin que je vive avec toutes mes collections. Je suis malheureux de les savoir dans un entrepôt, à prendre la poussière. Les objets que l’on achète, c’est pour en profiter.» Alors profitons…

«Il y a un lien entre mon appartement et mon salon de couture. Il est inspiré par l’atelier Martine de Paul Poiret. Il y a cet immense lustre vénitien provenant d’un palais florentin, les murs de laque noir et or réalisés par un artisan français qui s’est inspiré de la fameuse Peacock Room décorée par le peintre anglais James McNeill Whistler, une très grande peinture murale représentant des fruits de paradis peints par une artiste iranienne… Dans le fumoir, il y a des meubles de Liberty et les murs sont couverts de tissus dont les dessins sont inspirés par William Morris, en noir et vieil or. Cela donne un esprit XIXe, début du XXe siècle. Je voulais créer une ambiance boudoir, afin que les femmes qui viennent faire du shopping chez nous vivent une expérience comme cela se faisait autrefois. Les noblesses du Moyen-Orient, les célébrités américaines ou australiennes, veulent de l’exclusivité et de l’intimité. Cette clientèle n’a pas envie de rentrer dans une boutique. Je travaille dans le luxe. C’est mon métier et je connais ce phénomène. J’ai créé ce lieu pour qu’on puisse aussi le privatiser entièrement lorsque des femmes appartenant à des familles royales viennent faire du shopping. Toute l’attention est concentrée sur la cliente. C’est du «private shopping». Au lieu d’avoir une boutique qui donne sur l’avenue Montaigne ou la rue Saint-Honoré, j’ai ce lieu un peu secret, dans le Marais, dans un très joli immeuble datant du XVIIIe siècle. Toutes les clientes peuvent prendre rendez-vous. On a un mannequin qui présente la collection, comme autrefois. C’est ça, le vrai luxe. Malheureusement, il y a beaucoup de faux luxe autour de nous. Je peux acheter des choses sur Internet, mais par nécessité. Je n’achèterais jamais une robe à 15 000 ou 25 000 euros sur Internet. Quand on peut dépenser autant d’argent, on se déplace. Et on est reçu.»

Un appartement de collectionneur

«Les gouaches représentant des scènes d’intérieur du XIXe siècle m’ont inspiré pour décorer cet appartement. Les livres de Jane Austen aussi. Sur des pages entières, elle décrivait des châteaux, des lieux où elle avait vécu. Cette pièce, d’ailleurs, qui est le fumoir, je l’ai baptisée Jane Austen. Mais on y sent une influence russe aussi, très Saint-Péters­bourg du XIVe siècle. Le rouge est combiné au bleu roi, au vert, quelques touches de jaune. Je n’aime pas la monotonie. Je veux des mélanges de couleurs. Comme au XIXe siècle.» Le sofa de velours bleu date d’ailleurs du XIXe siècle et la chaise de l’époque victorienne.

Dans le grand salon, les fauteuils Louis XV tapissés de brocart semblent faire allégeance à une table Régence surmontée de chandeliers suédois du XVIIIe siècle. Sur la cheminée, quelques porcelaines de l’époque Kangxi. «J’ai des goûts éclectiques. Je peux acheter une céramique des années 50 de Paul Jouve comme une porcelaine de Kangxi «bleu et blanc» du début du XVIe siècle. Je ne montre d’ailleurs qu’une partie de ma collection.»

Le regard ne sait où se poser tant les objets foisonnent, et, quand on ouvre un placard, c’est tout un musée qui surgit: ici, les faïences de Wedgwood en basalte, un grès noir très dur, sur lequel apparaît un décor peint aux motifs étrusques, là, un bataillon de faïences de Sarreguemines marron beige.

Les porcelaines chinoises ou la passion d’une vie

«Ma collection «Bleu et Blanc» me ressemble: elle comprend environ 60% de porcelaines chinoises et 40% qui ont été faites dans différentes fabriques européennes, qui imitaient les thèmes chinoisants. Ce va-et-vient entre l’ouest et l’est me fascine. Il est aussi à l’image de ma vie. Tous ces échanges de styles, ces mariages m’intéressent. Chaque pièce est photographiée, référencée, avec la date, la provenance, un peu comme un musée. C’est le seul moyen pour savoir exactement ce que je possède.»

Dans la chambre, les murs sont tendus de soieries japonaises précieuses et de tapisseries anciennes. Les rideaux ont été tissés spécialement pour Andrew Gn par un fabricant lyonnais. Un vase Majorelle sert d’écrin pour un bouquet de branches de cerisiers de verre datant du XIXe siècle. L’esprit d’Oscar Wilde se sentirait bien en ce lieu…

Un salon de couture comme un boudoir

«Il y a un lien entre mon appartement et mon salon de couture. Il est inspiré par l’atelier Martine de Paul Poiret. Il y a cet immense lustre vénitien provenant d’un palais florentin, les murs de laque noir et or réalisés par un artisan français qui s’est inspiré de la fameuse Peacock Room décorée par le peintre anglais James McNeill Whistler, une très grande peinture murale représentant des fruits de paradis peints par une artiste iranienne… Dans le fumoir, il y a des meubles de Liberty et les murs sont couverts de tissus dont les dessins sont inspirés par William Morris, en noir et vieil or. Cela donne un esprit XIXe, début du XXe siècle. Je voulais créer une ambiance boudoir, afin que les femmes qui viennent faire du shopping chez nous vivent une expérience comme cela se faisait autrefois. Les noblesses du Moyen-Orient, les célébrités américaines ou australiennes, veulent de l’exclusivité et de l’intimité. Cette clientèle n’a pas envie de rentrer dans une boutique. Je travaille dans le luxe. C’est mon métier et je connais ce phénomène. J’ai créé ce lieu pour qu’on puisse aussi le privatiser entièrement lorsque des femmes appartenant à des familles royales viennent faire du shopping. Toute l’attention est concentrée sur la cliente. C’est du «private shopping». Au lieu d’avoir une boutique qui donne sur l’avenue Montaigne ou la rue Saint-Honoré, j’ai ce lieu un peu secret, dans le Marais, dans un très joli immeuble datant du XVIIIe siècle. Toutes les clientes peuvent prendre rendez-vous. On a un mannequin qui présente la collection, comme autrefois. C’est ça, le vrai luxe. Malheureusement, il y a beaucoup de faux luxe autour de nous. Je peux acheter des choses sur Internet, mais par nécessité. Je n’achèterais jamais une robe à 15 000 ou 25 000 euros sur Internet. Quand on peut dépenser autant d’argent, on se déplace. Et on est reçu.»

«Je ne sais pas exclure. J’aime tout!»