Voilà plus d’un an que le coronavirus perturbe notre quotidien. Sa présence secoue le système hospitalier, grippe l’activité économique et sature le débat public. Dans cette crise, la presse devient le réceptacle des faits et interrogations qui montent dans la société. Mais parvient-elle à offrir une place suffisante aux avis contradictoires? Chaque semaine, des lecteurs et lectrices interpellent Le Temps sur la question de l’équilibre éditorial, avec le sentiment qu’un biais s’installe dans le traitement de cette actualité. «Depuis bien quelques mois, Le Temps évolue vers une information garnie de bien-pensance et de politiquement correct. Très peu d’investigation pointue et critique», regrette un abonné de longue date. Un autre lecteur pointe des articles qui vont «tous dans le même sens».

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Un débat oppose les «rassuristes», qui appellent à la mesure concernant la politique sanitaire, et les «alarmistes», qui exhortent les autorités à durcir les dispositions pour lutter contre la propagation du Covid-19. Au centre des critiques: les épidémiologistes, dont le discours et les modélisations relayés dans nos colonnes agacent une partie de la population. N’en font-ils pas trop? Leur pouvoir n’est-il pas démesuré? La rubrique scientifique du journal est confrontée à ce questionnement depuis le début de la pandémie.

Sélection des experts

«Les discours alternatifs proviennent souvent de personnes n’ayant aucune légitimité en la matière. Notre travail consiste à bien sélectionner les experts à qui nous donnons la parole», indique Fabien Goubet, journaliste au Temps et auteur de plusieurs articles sur la situation sanitaire. Celle-ci est notamment évaluée grâce aux modèles de propagation épidémique, des outils que beaucoup imaginent être les seuls déterminants de la réponse sanitaire, quand bien même il ne s’agit que d’une information parmi toutes celles considérées par les gouvernants. «On croit que les épidémiologistes décident de tout, alors que les événements de 2020 montrent plutôt que les politiques ne les ont pas écoutés suffisamment, ou suffisamment tôt», constate Fabien Goubet.

Cette parole experte ne suffit pas à englober les différentes facettes de la crise. D’autres voix s’expriment ainsi dans le journal. L’enjeu: garder un esprit critique. «En tant que journalistes, nous devons écouter les différents sons de cloche, du discours scientifique à l’humeur du monde politique en passant par les arguments des groupes de pression, avance Michel Guillaume, correspondant du Temps au Palais fédéral. On navigue dans une tempête qui est devenue très partisane.» Face à la polarisation de la discussion et à la complexité de la situation, le doute peut s’installer. «Est-ce que nous ne sommes pas en train de sacrifier la santé psychique de la population? Cette question m’a hantée tout au long de la crise», confie-t-il à titre d’exemple.

Couverture large et variée

Dans cette période instable, marquée par une tentation complotiste, on assiste à une redéfinition de la parole légitime. «Est-ce qu’elle relève toujours d’une opinion consolidée par des faits? La règle s’est brouillée, observe Frédéric Koller, responsable des pages Débats. Si un texte à contre-courant est bien argumenté, sa publication ne pose aucun problème. L’erreur serait de vouloir écarter des points de vue qui interrogent un consensus qui vient de se former.» Cette mise à l’écart comporterait un risque: «prêter le flanc aux accusations de pensée unique, même si on peut identifier le dessein politique derrière ce reproche». Frédéric Koller porte toutefois une grande attention au profil du contributeur afin de situer son propos et de mesurer son niveau d’expertise. Chaque opinion est d’ailleurs accompagnée d’une signature avec la fonction de son auteur ou autrice. Pour certains textes, la rubrique scientifique est consultée pour juger de la pertinence des données scientifiques mobilisées dans l’argumentaire.

Au sein de la rédaction, la discussion est permanente pour proposer une couverture large et variée d’une crise hors norme. Une diversité indispensable dans cette période chamboulée. Depuis le premier semi-confinement, Michel Guillaume a fait de la prudence son maître-mot: «Dans cette crise où il reste tant d’inconnues, il faut savoir rester humble.»