Le Covid-19 pousse la haute gastronomie à «l’introspection»
Dans les étoiles
Se réinventer ou non… telle est la question. Dans le monde feutré de la haute gastronomie, les guides et les restaurants sont tous deux en phase d’observation

Après deux mois d’immobilisation aussi bien physique que psychologique, les chefs ont repris du service derrière leurs fourneaux. Tels des lions enfin libérés de leur cage, ils tentent tant bien que mal de se (re) construire dans un secteur plus que jamais en manque de repères. Certains jouent la révolution, d’autres la continuation. En tête de lice, le prodige scandinave René Redzepi, qui annonce, jusqu’à nouvel ordre, vouloir abandonner sa symphonie culinaire fermentée à 400 euros par client au profit d’un burger 25 fois moins onéreux.
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Plus récemment, c’est le chef valaisan Didier de Courten, noté 19/20 au GaultMillau, qui ferme son restaurant gastronomique afin de retrouver sa liberté de penser. Côté guide, l’incertitude est également de mise. Comment faire pour attribuer des notes à des restaurants qui ont été fermés? Complaisance et tolérance seront-ils les maîtres mots du millésime 2020? Dans ce milieu, chacun avale la pilule du coronavirus à sa manière. Quel sera l’antidote? C’est l’heure d’une séance de psychothérapie sur nappe blanche.
ADN Caminada
Direction les Grisons où le chef triplement étoilé Andreas Caminada a rouvert les portes de son château de Schauenstein à la fin du mois de mai. Une reprise qui suscite une multitude d’interrogations. Les clients vont-ils venir? Sont-ils dans le même état d’esprit et ont-ils la même demande? Veulent-ils consommer de la même manière? Un casse-tête psychologique et organisationnel de courte durée qui laisse très vite place à la reprise des habitudes.
«J’ai la chance d’avoir une clientèle locale extrêmement fidèle et régulière. Je ne veux en aucun cas la décevoir. Si mes convives prennent le temps de venir à Fürstenau, c’est pour une offre culinaire de même niveau et en aucun cas des steaks hachés.» Le succès ne se fait pas attendre et le restaurant est complet dès le premier jour de réouverture. Un soulagement pour le chef entrepreneur qui réussit le périlleux virage de la reprise post-Covid-19 sans basculer dans une autre thématique culinaire. La dynamique créative est bien intacte. «Depuis dix-sept ans, nous façonnons notre ADN et affinons la relation client. Si nous modifions notre approche, comment feront les clients pour s’y retrouver.»
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Même constat sur les hauteurs de Satigny, dans la campagne genevoise, où le chef doublement étoilé Philippe Chevrier préserve une identité culinaire qui a fait son succès depuis les trente-cinq dernières années. Même si la carte des mets est temporairement réduite à son strict minimum, le Domaine de Châteauvieux continue de ravir une clientèle plus enthousiaste que jamais. D’un point de vue psychologique, le chef ne se laisse pas influencer par la situation ambiante. «Un entrepreneur n’a pas le temps d’avoir peur. Il doit assumer ce qui lui arrive, y compris le Covid-19. En tant que patron, nous avons aussi la responsabilité du bien-être des employés.»
Positivisme à Satigny
Conscient que depuis la dernière crise financière de 2008 les marges bénéficiaires d’un restaurant gastronomique ont changé, Philippe Chevrier augmente la cadence en restant ouvert pour la première fois tout l’été ainsi que le dimanche midi. Un message de positivisme dans un secteur où la Société des cafetiers, restaurateurs et hôteliers de Genève anticipe plus de 30% de faillites. «Dans une période comme celle que nous vivons, il faut impérativement envoyer des messages positifs. Nous en avons tous besoin! A ce stade, travailler n’a jamais été facile et la remise en question fait partie du quotidien mais ce n’est pas le moment de baisser les bras»! La priorité immédiate? Rester au même niveau de qualité que celui atteint depuis plus de trois décennies. «C’est au Domaine de Châteauvieux que je dois ma réussite professionnelle. Même le Covid-19 ne me fera pas changer ma cuisine.»
Repos du Gastro
Sur les rives du lac d’Annecy, le chef doublement étoilé Yoann Conte joue dans la galaxie de la haute gastronomie depuis une décennie. Après un exercice 2019 record, l’ancien disciple de Marc Veyrat appréhende pourtant l’année avec un mauvais pressentiment. «A ce jour, je ne m’explique encore pas cette sensation. Ce sentiment va bien au-delà d’une pandémie et du confinement qui a suivi. C’est une introspection personnelle qu’il fallait opérer.» Le restaurant étant temporairement fermé pour respecter les mesures sanitaires, les 800 m2 exploitables de la terrasse les pieds dans l’eau de sa célèbre Maison Bleue seront salutaires. Une fois les autorisations d’ouverture accordées, Yoann Conte retourne aux fondamentaux en proposant une cuisine abordable à la fois intellectuellement et financièrement. «J’ai décidé de temporiser en arrêtant provisoirement les excès et de proposer une table moins solennelle. J’ai mis mon restaurant gastronomique entre parenthèses.»
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Le changement est sans appel: adieu la carotte dans tous ses états et bonjour la tomate burrata. Le chef décide d’ouvrir 7 jours sur 7, du petit-déjeuner au dîner, en passant par le tea time et le déjeuner. Avec cette nouvelle formule, Yoann Conte prend du plaisir pour mieux rebondir. «Le confinement m’a permis de retrouver le goût de prendre le temps et de me recentrer. Autour d’une histoire commune, il fallait retrouver une vérité bienveillante.» Plus motivé que jamais, il replonge dans l’arène des hautes sphères culinaires le 15 septembre, jour de ses 46 ans. Désireux de retrouver ce cercle gastronomique, le chef pose néanmoins un regard lucide sur la souffrance que génère cette tendance chez certains. «Nous ne devons pas subir le prix de cette excellence. Les récompenses et les classements ne doivent apporter que lumière, béatitude, bonheur et plaisir. Je ne veux plus souffrir.»
Cuisine lunaire
Et si après la (dé)pression printanière, débarquait de Menton la «food revolution» ? A quelques encablures de Monaco, le chef triplement étoilé Mauro Colagreco va bien au-delà de la simple réflexion logistique. «Avec mon épouse, nous avons constaté que le Covid a favorisé les opportunités de changement. Nous avions le sentiment d’avoir la responsabilité de rouvrir le Mirazur d’une manière complètement différente. Il fallait retrouver une nouvelle dynamique et redonner un sens à notre travail.» Le chef italo-argentin se retranche dans son jardin potager en terrasse, face à la Méditerranée, pour mieux réfléchir et repenser l’avenir de son établissement. C’est en plantant des semences de betteraves et de carottes qu’il va avoir sa révélation. Pourquoi en cuisine ne pas suivre le rythme lunaire qui a dicté les récoltes agricoles depuis toujours ?
L’idée pulvérise les codes gastronomiques existants et propulse une nouvelle fois le Mirazur à l’avant-garde du secteur de la haute gastronomie. Racine, fleur, feuille et fruit sont les nouveaux maîtres mots de la révolution Colagreco ! Cette séquence astrale relègue la créativité saisonnière à un lointain souvenir. Julia et Mauro Colagreco ne se contentent pas seulement d’élaborer des menus en fonction du cosmos qui change tous les trois jours. Le couple adapte également la vaisselle, la décoration de la table, les parfums d’ambiance et les tenus du personnel de salle à la thématique lunaire. Rien n’est laissé au hasard. «Pour respecter parfaitement le calendrier et transposer notre dynamique créative, nous sommes régulièrement au téléphone avec le centre de recherche lunaire de la NASA. Le fait d’avoir tout remis en cause m’a redonné une liberté incroyable.»
Côté Guide
Knut Schwander, le responsable discret du GaultMillau pour toute la Suisse romande, confirme que les inspecteurs sont de retour sur les routes culinaires. Même si le fameux livre jaune est décalé d’un mois et demi, la sélection se fait d’une manière sereine, malgré l’environnement ambiant. «La situation est claire: nous allons tester toutes les tables qui ont repris un rythme normal. Cette année, les restaurants qui proposent une formule allégée, éloignée de leur philosophie culinaire, ne seront pas notés mais figureront néanmoins parmi les élus avec une explication y relative.» La démarche d’analyse n’est pas aussi simple que ce que pense le public et le processus de réflexion dans son ensemble est un vrai casse-tête gastronomique et pour le patron et pour ses équipes d’anonymes sur le terrain. «Il ne s’agit pas de donner simplement un avis résultant d’une impression instantanée. La démarche de notre métier se fait sur la durée. Il existe un réel respect pour le travail effectué par les restaurateurs sur le long terme. A nous d’analyser la situation pour jouer notre rôle de guide sans pénaliser injustement quelqu’un qui connaît des difficultés passagères.»