Les statistiques montrent qu'au moins 40% des chrétiens suisses préfèrent croire en la réincarnation qu'en la résurrection. Comment interpréter cet épisode de la vie de Jésus? Daniel Marguerat est protestant, professeur de Nouveau testament à l'Université de Lausanne et spécialiste de la vie de Jésus. Son point de vue.
Le Temps: La foi en la résurrection est l'élément central du christianisme. Dans la première lettre aux Corinthiens, Paul écrit: «S'il n'y a pas de résurrection des morts, le Christ n'est pas ressuscité. Mais si le Christ n'est pas ressuscité, vide alors est notre message, vide aussi votre foi.» Pourquoi une telle importance?
Daniel Marguerat: Le christianisme n'est pas né de la mort de Jésus, mais de la signification donnée à cette mort, une signification renversante. Je m'explique: le décès de Jésus laissé à lui-même ne peut être commémoré que comme un événement tragique. Or, avec la résurrection, il apparaît que Dieu se range du côté de la victime, qu'il se manifeste à travers le visage de cet homme qui a souffert. Le christianisme surgit donc de la conviction que cette mort-là donne naissance à une vie autre. La résurrection confirme que Dieu a été présent dans l'aventure de Jésus jusqu'à sa fin, et qu'il va continuer à intervenir dans l'histoire. Elle permet de s'ouvrir à cette découverte que Dieu se manifeste dans la fragilité d'un homme. Quand on prive le christianisme de la résurrection, on en fait une belle morale de l'amour d'autrui, mais on le prive de l'énergie de Dieu.
– A l'aube de l'an 2000, il peut sembler difficile d'adhérer à cet espoir. Comment les théologiens interprètent-ils cet événement actuellement?
– La foi en la résurrection affirme qu'au-delà de la mort, de l'échec, de la souffrance, Dieu peut faire renaître la vie. C'est une possibilité qui est donnée de croire qu'après la mort d'un proche, des épreuves, un amour brisé, une réconciliation peut s'opérer avec la vie, qui me permet de lui redonner un sens et de me reconstruire. Croire en la résurrection est une lutte contre la mort, contre tout ce qui fait mourir.
– Certains psychologues interprètent la foi en la résurrection comme un déni puéril de la mort.
– La résurrection prend au sérieux la mort comme fin de la destinée humaine, contrairement à la réincarnation telle qu'elle est comprise en Occident. En effet, la réincarnation est vue de manière positive sous nos latitudes, car si l'on envisage de vivre plusieurs vies, alors la mort est relativisée. Elle n'est plus un drame, mais une frontière à passer vers une autre vie. La vie elle-même est banalisée. En cela, la croyance en la réincarnation est une forme de cancer de la foi chrétienne. C'est aussi une croyance fondamentalement rassurante, c'est pourquoi elle fait beaucoup d'adeptes parmi les chrétiens. Ce n'est pas ainsi que les bouddhistes la voient: pour eux, la réincarnation est négative, car l'individu doit échapper au tragique des réincarnations successives pour atteindre le nirvana. La résurrection n'est pas une promesse de vie supplémentaire, elle est promesse d'une vie différente. Elle est la reconnaissance que Dieu surplombe la vie de chacun, qu'il se trouve à l'origine et à la fin de la vie.
– Certains chercheurs ont émis l'hypothèse que les apôtres ont désespérément tenté de donner un sens à la mort de Jésus sur la croix, à ce fiasco, à la passivité de Dieu, par une autosuggestion ou une hallucination collective.
– C'est une lecture psychologique. Cette thèse est rendue difficile par le fait que les textes répètent tous la même chose: la résurrection a pris les disciples totalement à revers. Ils n'attendaient visiblement pas le retour de Jésus: ils étaient apeurés et résignés, ils se terraient chez eux. Tous les récits montrent ensuite les disciples surpris par la nouveauté de la résurrection, ainsi qu'une énorme difficulté à y croire. Au début, personne n'y a cru, mis à part quelques femmes. L'Evangile de Matthieu raconte que lorsque Jésus apparaît aux disciples après sa mort, certains d'entre eux doutent. Les premiers chrétiens ont parfaitement conscience que leur message est inattendu, surprenant et difficile à comprendre. Petit à petit, ils se rendent à l'évidence. Ils ont été les uns et les autres l'objet d'une révélation qui ne provient pas d'une méditation quelconque, et habités par une conviction qui ne venait pas d'eux.
– Quelle différence y a-t-il entre la résurrection et l'immortalité de l'âme?
– Si on croit à l'immortalité de l'âme, on sépare totalement le destin du corps de celui de l'âme. On donne ainsi une valeur négative au premier et positive à la seconde. Une telle conception implique des conséquences catastrophiques. Elle signifie que la vie spirituelle se réfugie dans l'intériorité, que le salut ne dépend que d'une relation intime avec Dieu, et que tout ce qui touche au corps, c'est-à-dire la relation à autrui et l'engagement dans le monde, devient néfaste ou indifférent. Comme chrétien, je crois que ma foi, pour rester vraie, doit s'investir dans le monde face au besoin d'autrui. Chaque fois que le corps est séparé de l'âme, on aboutit à un christianisme méprisant à l'égard d'autrui. La résurrection des corps veut dire que c'est tout ce qui a fait la vie de l'individu – ses gestes concrets, son tissu de relations – qui sera accueilli par Dieu.
– La foi en la résurrection est liée au salut de l'homme, et donc au Jugement dernier. Que signifie pour vous ce Jugement qui a terrorisé des générations de chrétiens?
– Le Jugement dernier est le moment où Dieu dit la vérité de chacun. Mais l'idée du Jugement a été exploitée dans la piété médiévale dans un sens terroriste, et fait peur encore aujourd'hui. A mon avis, la foi dans le Jugement dernier est nécessaire et structurante. Elle signifie que le dernier mot sur le monde n'appartient pas aux politiciens cyniques, à l'injustice, au nettoyage ethnique, à la souffrance humaine, mais à Dieu. C'est aussi une proclamation qui m'interdit de me poser en juge des autres; elle me retient de condamner autrui. Cette croyance n'est donc pas là pour m'infantiliser dans la terreur; elle m'installe au contraire dans ma responsabilité d'adulte, appelé à rendre compte de ce que j'ai fait. Le Jugement dernier n'est finalement pas une parole qui cherche à nous donner des informations sur la fin de l'histoire, il est une parole qui nous amène à un plus grand respect d'autrui.