Manifestations
Port du masque, distanciation ou encore traçage, de nombreux citoyens s’interrogent sur la légitimité des mesures sanitaires et organisent des manifestations pour les enrayer. Daniel Kübler, politologue à l’UZH, estime que ces contestations — à l'image de celle qui se tient samedi à Genève – sont «nécessaires au sein d’une démocratie» et pourraient favoriser l’acceptabilité de ces mesures

Plusieurs rassemblements de personnes contre les règles de conduite édictées dans l’espace public pour lutter contre le Covid-19 ont eu lieu aux Etas-Unis, au Canada, en France, en Allemagne et en Angleterre. Avec cette même motivation, une manifestation est organisée à Genève ce samedi 12 septembre, place des Nations.
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Ses participants estiment que les mesures sanitaires mises en place par la Confédération sont «disproportionnées». Ils sont contre le port du masque obligatoire, le traçage des clients ou une éventuelle vaccination forcée et prônent un «retour à la liberté».
Le politologue à l’Université de Zurich Daniel Kübler observe un lien causal entre régions de contamination et lieux de contestation, pointe le sentiment d’exclusion du débat politique et dresse un parallèle avec les années sida pour expliquer cette remise en question de la société.
En vidéo: comprendre les manifestations anti-masques
Le Temps: Comment interpréter l’essor actuel de ces manifestations?
Daniel Kübler: Les mesures qui ont été prises influencent la vie quotidienne de façon assez stricte et tangible. L’obligation de porter un masque concerne tout le monde. Celle d’une vaccination ne concerne encore personne, car il n’y a pas de vaccin, mais la perspective d’une vaccination obligatoire n’est pas si absurde. Les mesures qui restreignent les activités commerçantes nuisent de manière plus ou moins grave à l’activité de certains secteurs. En ce sens, il est normal qu’il y ait une mobilisation. Si vous êtes personnellement touché par ces mesures, le sentiment de mobilisation est proportionnel à ce ressenti. Ces manifestations signalent l’importance d’un débat public et démocratique autour de ces mesures.
D’ailleurs, le parlement est en train de débattre sur la loi Covid-19. Est-ce pour cela que ces manifestations essaiment dans le pays?
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Ces manifestations doivent être vues comme un accompagnement du débat parlementaire, et peut-être aussi référendaire, que nous allons avoir sur la législation Covid-19. Le but est de transformer les mesures d’urgence prises par le Conseil fédéral en une législation normale. Comme il s’agit d’un thème important, il y a bien évidemment une mobilisation sociale. Cela me semble normal et montre la nécessité d’argumenter la légitimité des mesures prises. Il faut que les citoyens les comprennent, qu’une majorité les appuie et que les institutions démocratiques en garantissent la légitimité. Sinon, les mobilisations protestataires seront plus intenses.
L’un des ingrédients du débat démocratique est d’entendre les diverses positions, même si certaines d’entre elles vous semblent absurdes.
Mais comment garantir cette légitimité?
Pour y arriver, il est primordial que chacun puisse exprimer sa position. Il faut donc que ces manifestations puissent avoir lieu. L’un des ingrédients du débat démocratique est d’entendre les diverses positions, même si certaines d’entre elles vous semblent absurdes. J’ai une grande confiance dans le génie démocratique de la Suisse. A l’arrivée, les meilleurs arguments l’emporteront. Là où ces manifestants ont raison, c’est qu’il n’y a pas une évidence scientifique très claire sur ce qu’il faut faire. Les experts ne sont pas tous d’accord. La seule façon d’avancer raisonnablement est d’essayer différentes mesures, de voir celles qui marchent et d’être prudent quant au choix des instruments qui permettent d’atteindre le but fixé. C’est à ces conditions qu’une mesure pourra être acceptée par le public.
Ces manifestations ont commencé côté suisse alémanique, à Berne, Bale, Winterthour, Zurich, et maintenant elles arrivent en Suisse romande. Pourquoi?
Une des explications, même si cela reste une hypothèse, c’est que les différentes parties du pays ont été touchées de façon disparate. Le Tessin a été fortement frappé, ensuite Genève, puis Vaud. La Suisse alémanique et les régions plus à l’est ont été moins touchées. Du coup, l’urgence des mesures ne se faisait pas autant sentir qu’au Tessin par exemple où il y a une grande acceptabilité et où et il n’y a pas de rassemblement de ce type. La sensibilité aux règles diffère selon l’ampleur de l’épidémie dans sa région.
Pour les manifestants, ces mesures empiètent sur leur liberté. Ils se considèrent comme des défenseurs de la démocratie, certains comme des résistants…
Pour l’instant, la démocratie n’est pas en danger. Personne n’a encore interdit ce type de manifestation. Elles sont autorisées dans un cadre défini. Les règles ont été prises sur la base d’une législation très claire: la loi sur les épidémies autorise le Conseil fédéral à prendre des mesures d’urgence et de court-circuiter les cantons. Ces derniers imposent les mesures. Nous ne sommes pas en dehors du cadre démocratique et législatif. Maintenant que la législation d’urgence arrive à son terme, il faut la transformer en législation, d’où la loi Covid-19. Défendre une position dans ce débat et qu’elle soit entendue est légitime. Qu’elle ne soit pas suivie, c’est le destin de beaucoup de propositions minoritaires. C’est le jeu démocratique.
En plus des manifestations, des pétitions sont lancées en vue de référendums sur ces sujets. Cela résulte-t-il d’un sentiment d’avoir été mis de côté par le monde politique?
Tout à fait. Je salue la possibilité qu’il y ait un référendum sur la loi Covid-19. Nous aurons alors un débat très large et nécessaire pour prendre conscience des difficultés à statuer sur des mesures et les responsables seront obligés de les justifier. Par contre, une base commune est nécessaire pour alimenter le dialogue. Sinon, c’est un monologue. La parole des experts et les statistiques sont peut-être remises en question, mais les bases de la démocratie ne sont pas contestées. Les manifestants disent défendre la démocratie, on peut donc s’attendre à ce qu’ils respectent le fonctionnement des procédures. Si les décisions sont prises selon les règles, elles seront perçues comme légitimes.
A vous entendre, le débat démocratique joue un rôle important dans la lutte contre les épidémies…
Il est même crucial. Je me souviens de l’épidémie du sida et je vois des parallèles dans les questions posées sur les nouvelles habitudes à prendre et les théories véhiculées. Il y avait là aussi une position qui disait que le VIH était une invention. Pour l’instant, le Covid-19 est une maladie infectieuse contre laquelle il n’y a pas encore de vaccin ou de cure. Donc l’efficacité de la lutte contre cette épidémie dépendra pour beaucoup du changement des comportements: adopter les gestes barrières, être sensible aux messages préventifs, accepter d’être en quarantaine. Ces réflexes ne seront respectés et durables qu’à condition qu’il y ait une prise de conscience de la problématique et une acceptabilité des mesures qui sont prises. Les débats publics autour de ce qu’on peut faire ou non, de ce qu’on sait ou non, des limites, renforcent l’adhésion de la communauté aux messages préventifs. C’est parce qu’elle aura été impliquée, qu’elle acceptera d’appliquer ces mesures et de changer ses comportements.