Ce sont de longues semaines de confinement, obligatoires ou non, qui s’annoncent. Comment faire face, individuellement et collectivement, à cette «nouvelle norme» (temporaire), inédite et nécessaire, qui s’est brutalement imposée? Pour tenter de donner du sens à ce qui nous arrive à tous, Le Temps a posé quelques questions à Dario Spini, professeur de psychologie sociale à l’Université de Lausanne et directeur du Pôle de recherche national LIVES.

Le Temps: Les annonces se suivent et, même si les réactions des citoyens diffèrent, nous sommes tous sonnés. Pourquoi est-ce si dur, à la fois individuellement et collectivement?

Dario Spini: Nous sommes confrontés à l’inédit et la réaction normale face à l’inconnu est l’anxiété, voire, pour certains profils psychologiques, des réactions plus fortes de peur ou d’angoisse. Mais bien dosée, l’anxiété peut être utile à notre survie. Par exemple, c’est ceux qui ont peur qui vont être les plus prudents face au Covid-19, évitant ainsi non seulement la contamination des autres mais aussi la leur. Nous avons besoin de donner du sens à ce qui se passe et dans cette phase de découverte de la menace ou du danger, nous cherchons des informations. C’est rationnel: ce qui était «la norme» hier n’existe plus…

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Comment retrouver ces «normes» qui nous aident à vivre en cette période d’incertitude?

La recherche montre que deux types de normes peuvent nous influencer dans ces situations: celles dites «injonctives» d’une part, qui nous informent sur ce qu’il faut faire – garder une distance sociale, ne pas paniquer, rester chez soi – et, d’autre part, les normes descriptives – ce que font effectivement les gens qui nous entourent. La difficulté sur le plan psychologique arrive quand ces deux sources se contredisent: un politicien qui estime publiquement qu’on «en fait trop» pendant que les gens postent des photos anxiogènes de rayons vides au supermarché. C’est là que l’on perd les gens. C’est ce qui a pu se passer par moments et par endroits.

Si l’on doit installer des barrières physiques entre personnes, on doit en même temps rechercher à intensifier le rapprochement émotionnel

Dario Spini

Qu’avez-vous pu observer ces derniers jours?

Tout le monde ne parle que du Covid-19, dans la rue, à table, partout, et c’est nécessaire. Le changement est tel qu’on a besoin de le verbaliser. Un exemple: je suis allé faire des courses l’autre jour. Un inconnu, client du supermarché, me dit qu’il trouve «vraiment exagéré» le comportement des consommateurs. Il ne m’aurait sans doute pas parlé dans d’autres circonstances: inconsciemment, on a besoin de tester ses propres convictions auprès de tout le monde. Le problème, et on l’observe très bien en ce moment, est que cette intensification de la communication sociale est également un bon terreau pour les rumeurs…

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La difficulté à appréhender ce qui se passe est aussi liée à la confusion des messages reçus…

Notre quête d’informations est en effet confrontée au flou des consignes. En matière de vocabulaire par exemple, le terme même de «distance sociale» est très mal choisi. On peut l’interpréter comme l’exigence à la fois de prendre ses distances physiquement avec autrui – de deux mètres – et/ou socialement: se couper du monde, et surtout des plus vulnérables. Au contraire! Si l’on doit installer des barrières physiques entre personnes, on doit en même temps rechercher à intensifier le rapprochement émotionnel. On minimise grandement l’importance de l’intégration sociale dans la santé des gens alors que la recherche la démontre. D’où l’importance d’être actifs dans les différents groupes ou réseaux en ligne auxquels nous appartenons.

Quel regard portez-vous sur les actes de solidarité qui commencent à circuler sur les réseaux sociaux?

Les chants des quartiers en Italie ou l’applaudissement du personnel soignant dans les villes suisses à une heure donnée montrent ce besoin primaire de se réunir lorsqu’on se sent menacé. Or, on ne peut pas le faire, physiquement, en ce moment. Cela me fait penser à une vieille expérience de psychologie sociale, dans laquelle on laisse des patients dans une salle d’attente et, parallèlement, on leur fait entendre un autre patient – un acteur, dans le cabinet – crier de douleur. Qu’est-ce qu’on observe? Que les gens se rapprochent spontanément les uns des autres. Nous sommes toujours des animaux sociaux. Cette crise pourrait nous faire redécouvrir les bienfaits du lien social comme ultime rempart. Le contraire étant le survivalisme et un retour à la loi du plus fort…

Qu’est-ce que la diversité des réactions ces derniers jours dit de nous?

Une des théories intéressantes et contre-intuitives est le modèle «d’accentuation» mis en évidence par les chercheurs américains Caspi et Moffitt. Cette théorie avance qu’en temps «normal», les traits de personnalité sont gommés, en partie bien sûr, par les conventions sociales. Mais en dehors de la norme connue, dans les situations incertaines, nous avons tendance à nous rabattre sur nos dispositions de base, soit nos traits de personnalité, par exemple: extraversion/introversion, névrose/confiance, etc.

En temps de crise, on a parfois l’impression que l’on «redécouvre» les gens que nous côtoyons, qui se révèlent différemment. Certains vont s’avérer ultra-alarmistes: le névrosé pourra parler d’apocalypse, de fin monde, de complot… A contrario, on pourra être surpris par le degré de déni chez d’autres – «ce n’est qu’une grippe» – alors que les courbes exponentielles contredisent mathématiquement le propos.

Dès lors, quel effet ce climat peut-il avoir sur certaines pathologies mentales avérées et comment prendre soin de ceux dont le mental est fragile?

Si, comme on l’a vu, l’anxiété peut être normale, la situation pourrait exacerber certaines pathologies. Je ne suis pas clinicien, mais il me semble que les médias et autorités devraient éviter des mots comme «psychose», «panique», qui psychologisent un problème collectif et amplifient l’angoisse que certains ressentent.

Quels sont les effets psychologiques d’un confinement de plusieurs semaines?

Etre seul ou isolé n’est pas une difficulté pour tous. Cela peut le devenir pour certains, surtout pour ceux qui n’en ont pas l’habitude: paradoxalement, certaines personnes âgées vivant seules toute l’année, ou qui ont traversé une guerre, peuvent mieux le vivre que certains trentenaires très sociables. D’où l’importance de téléphoner, skyper, partager des tweets qui redonnent le moral. Tout élan de solidarité nous permettra de mieux traverser cette crise.

Au passage: pas seulement pour les gens seuls, mais aussi pour tous ceux qui vont se retrouver dans des situations très difficiles. Le personnel soignant en premier lieu; ceux qui, déjà précaires, ne peuvent plus travailler; ceux qui étaient au chômage et espéraient trouver un emploi… Il s’agit d’intensifier le lien social avec eux et elles.

Les entreprises, écoles, responsables doivent également être davantage actifs et agir. Certains de mes collègues n’ont même pas encore reçu un mot de leur école pour annuler les cours ou pour leur dire ce qui se passera, alors que leurs enfants sont avec eux.

Quel espoir pouvons-nous nourrir pour la suite?

Jusqu’à hier, nous étions physiquement ensemble et tous sur nos smartphones. Aujourd’hui, on prend conscience de la valeur d’une présence. La qualité de l’environnement social et du lien social en sortira peut-être améliorée. C’est une possibilité de montrer, que contrairement à tous les discours nationalistes et populistes ambiants – du genre «America First» ou «les étrangers sont la cause de tous nos maux» –, nous vivons aujourd’hui dans une période historique où les risques sont partagés, pas seulement en termes de climat, mais également socialement.