Chaque mois de novembre, le prestigieux dictionnaire d’Oxford sélectionne son «mot de l’année», le terme qui a le plus influencé la société au cours des douze derniers mois. En 2013, ce conseil d’érudits britanniques, curieux des glissements de mœurs, avait élu «selfie». En 2014, «vapoter» et, en 2015, un simple emoji, symbole d’une nouvelle manière de communiquer en s’adressant des pictos préenregistrés dans son smartphone comme une fatigue du langage. Le mot de l’année 2016 pourrait bien être «détox», tant il vire à l’injonction récurrente.

Détox, comme détoxification, ou l’accomplissement d’une cure d’austérité volontaire supposée éradiquer de vilaines toxines imaginaires. L’essor de cette hygiène de vie a démarré dans l’industrie du bien-être, avec des programmes de jeûne et des régimes à base de smoothies de brocoli et autres tisanes de fenouil, promettant l’acquisition d’un organisme aussi neuf que celui du nourrisson. Les «séjours détox» deviennent des vacances prisées, pour peu que l’on ait entre 2000 et 5000 francs à dépenser en une semaine, et que l’on soit prêt à entendre son ventre gargouiller, mais en dormant dans une chambre cinq étoiles.

Aux rayons bios et en parapharmacies, les sirops, sachets et autres poudres détox séduisent également. Tandis qu’Internet sonne la défaite du discernement dès que le terme magique apparaît: «Dix recettes de détox water […] une excellente manière de drainer son organisme», «Alimentation détox: le programme pour nettoyer l’organisme», «Golden milk, la boisson détox qui a la cote», «La détox tea, nouvelle cure détox tendance», «La sève de bouleau, star de la détox», etc.

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Glace noire

Depuis quelques semaines, les magazines féminins se font même l’écho d’une «glace détox», couleur noire d’ébène, à base «de cendres de noix de coco brûlées: une sorte de charbon végétal, allié de taille à l’approche des vacances». Mais pour la déguster, il faut se rendre à New York. «Ces détox signent le retour du charlatanisme, s’agace le professeur Gian Dorta, médecin-chef du service de gastro-entérologie et d’hépatologie au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). Nous n’avons aucun besoin de détoxification puisque l’organisme s’en charge déjà avec le foie et les reins, organes d’élimination dédiés. Hélas, je vois débarquer de plus en plus de patients ne supportant plus ceci ou cela, sous l’influence de laboratoires pseudo-spécialisés dans l’analyse biaisée d’allergies alimentaires douteuses et onéreuses. Si nous subissions une famine, plus personne ne se soucierait de ce qu’il ingère, mangerait tout ce qu’il trouve dans son assiette, et découvrirait qu’il n’est pas malade. Nous allons trop bien, alors nous nous inventons des problèmes…»

Le malade imaginaire de Molière aimait déjà se faire prescrire saignées et lavements. Aujourd’hui, certains filent discrètement s’offrir, dans un spa feutré, une séance d’hydrothérapie du côlon, consistant en l’injection de litres d’eau par le rectum. Une méthode où les praticiens s’autoproclament des «hygiénistes», et supposée «lutter contre l’auto-intoxication en libérant les déchets intestinaux accumulés», avec mille déclarations de bienfaits: belle peau, énergie d’un superhéros Marvel… Là encore, Gian Dorta s’étrangle: «Le côlon laisse passer l’eau dans l’organisme et en cas d’insuffisance rénale ou cardiaque, cela peut donner de graves complications.»

«Blanchir» le corps

Quel trouble a pu nous conduire à ce fantasme d’un intérieur aussi étincelant qu’un sol fraîchement passé à la javel? «C’est une lubie qui prend le relais de l’hygiénisme paranoïaque de Pasteur: après la propreté extérieure, la purification intérieure, décrypte le philosophe Yannis Constantinidès, auteur d’un essai sur Le Nouveau culte du corps (François Bourin). Nous cherchons, dirait Baudrillard, à «blanchir» le corps, c’est-à-dire à en occulter la naturalité, jugée coupable. L’épuration totale est le signe d’un malaise persistant en Occident par rapport au corps naturel et imparfait, qui dégage des odeurs et que nous croyons ennoblir en le «nettoyant».

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C’est une culpabilité métaphysique. La disparition de la religion crée un vide que remplit cette seconde religiosité, une somme de croyances diffuses et confuses, coupées de toute transcendance. On maintient ainsi les vieux rituels, on les modernise même, mais leur signification profonde est perdue.» Ce désir de purification en pleine société de la surabondance envahit tous les champs. Ici, on propose un «Week-end Détox Numérique», ou deux jours à essayer de survivre sans wifi, là, des coachs s’improvisent spécialistes de la «détox vestimentaire: pour épurer nos placards afin de désencombrer et positiver nos vies».

Dépollution trompeuse

Car le spectacle de nos pulsions consuméristes, trop souvent incontrôlées, nuirait désormais à la sérénité. Pire, à la productivité. «Les détox et leur jargon d’ascèse émotionnelle induisent l’idée d’un Eden existentiel seulement accessible grâce à des exercices prescrits par les vendeurs d’estime de soi. Et le message est toujours identique: vous n’êtes qu’à 10% de vos capacités, mais vous serez bientôt à 90% si vous suivez ces néodogmatismes sur les comportements quotidiens. Ce sont des idées qui prospèrent dans une ère de nouvelles aliénations chronophages, où nous devenons davantage accros aux marques, aux séries télé, aux gadgets high-tech», affirme le philosophe Vincent Cespedès, qui a récemment publié Oser la jeunesse (Ed. Flammarion).

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Ce catéchisme promet une dépollution trompeuse, la reprise en main de notre liberté. La dernière mode détox, c’est le végétarisme, une sorte de religion culinaire. Et toutes ces tendances sont des nano sectes. Il y a d’un côté ceux qui réussissent leur cure et en sont fiers, et les autres, relégués dans le camp du mal, laissés à leur vie indigne.» Heureusement, ceux-là viennent aussi d’acquérir un programme de rééducation, la «sorry détox»: une cure de quelques semaines pour apprendre à ne plus demander pardon, un comportement érigé en position de vaincu par ces marchands de la réussite. Propre jusqu’au tréfonds, mais malpoli? Quel drôle d’idéal moderne…

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