C’était en novembre dernier, pendant l’hiver martien, au cœur d’une terrible tempête de sable. On a cru Spirit en état de mort cérébrale. Le niveau d’énergie que génère le robot était descendu à 189 watts par heure – soit de quoi alimenter une ampoule ordinaire pendant une heure et demie. Ordre lui a alors été donné d’éteindre tous les chauffages non nécessaires et de ne pas entrer en contact avec la Terre pour consacrer ses dernières forces à tenter de recharger ses batteries. Une course contre le temps à cette saison où le soleil qui lui procure son énergie vitale se fait rare et la température descend à -100°C. Il fallait faire vite avant que ses composants électroniques soient irrémédiablement endommagés par le froid. En Californie, l’équipe du Jet Propulsion Laboratory (JPL) de la NASA retenait son souffle, ne sachant même pas si le robot avait pu enregistrer le plan de sauvetage.

Mais il a survécu. Après quelques jours, toujours faible mais regagnant lentement des forces, il reprenait contact avec la Terre. Spirit et son comparse Opportunity étaient partis pour trois mois d’exploration: cela fait maintenant cinq ans qu’ils crapahutent sur la planète rouge. Miraculés, ils le sont plusieurs fois. Ne serait-ce que parce, jusqu’ici, plus de la moitié des missions martiennes ont échoué avant d’arriver à destination. Retour sur un exploit techno-scientifique.

La spectaculaire longévité des deux robots a surpris même les membres les plus optimistes de l’équipe du JPL, qui leur donnaient cinq mois. Ils la doivent notamment aux vents martiens qui dépoussièrent de temps à autre leurs panneaux solaires. Ils? Elles, en fait. Puisque les robots américains sont féminins. Le physicien fribourgeois Albert Haldemann, ex-numéro trois de la mission, aujourd’hui à l’Agence européenne spatiale, explique: «En anglais, les navires sont féminins. Un des scientifiques qui a travaillé sur les missions précédentes était un ancien de la Navy, c’est lui qui a insisté. Maintenant, c’est devenu une habitude. A la NASA, en tout cas; en Europe, nous n’avons pas encore tranché.»

Spirit a donc «amarsi» le 3 janvier 2004, au terme de sept mois de voyage, suivie, le 24, par Opportunity. Toutes deux ont survécu aux «six minutes de l’enfer», qui font trembler les concepteurs humains derrière leurs écrans. Leurs vaisseaux, d’abord ralentis par un parachute et des rétrofusées, puis amortis par des airbags, ont rebondi plusieurs fois avant de s’immobiliser. «Opportunity s’est posée dans une région tellement plate qu’elle ne s’est en fait arrétée qu’au fond d’un cratère», raconte Albert Haldemann.

Un moment intense pour toute l’équipe du JPL qui craignait de voir tout son travail et deux bijoux à 583 millions de dollars pièce réduits en miettes. Les premières images ont aussi suscité beaucoup d’émotion. «En particulier, celles envoyées par Opportunity, poursuit l’astronome. Elles étaient tellement différentes de ce que l’on avait l’habitude de voir jusque-là, brun foncé, sans cailloux. Et ce n’est que lorsque nous avons mis ensemble tout le panorama que nous nous sommes rendu compte que l’horizon était partout trop élevé et que nous avons compris que nous étions au fond d’un petit cratère!»

Arrivées aux antipodes l’une de l’autre, Spirit et Opportunity se sont rapidement mises au travail: gratter, ausculter, analyser. Toutes deux disposent d’une sorte de marteau de géologue, d’un microscope et de plusieurs spectromètres qu’elles manipulent avec leur unique bras mécanique. A travers leurs yeux panoramiques, c’est toute l’humanité qui explore Mars, insiste la NASA. «Les robots ont a peu près la taille d’un être humain [ la caméra se trouve à 157 cm de hauteur, le reste est de la dimension d’une table de cuisine ], avec leurs caméras en vision couleur stéréo 3D, c’est comme si vous y étiez!» souligne Scott Maxwell, qui pilote Opportunity au JPL. Pour les responsables du projet, l’accomplissement principal des deux engins est d’avoir rendu Mars familière. Notamment à travers le quart de millions d’images qu’ils ont envoyées à la Terre et qui sont directement mises à la disposition du public sur Internet, parfois même avant que les scientifiques les aient vues.

«Cette mission est comparable à celles que l’on entreprenait en Arctique ou en Antarctique, il y a encore 100 ans», souligne Albert Haldemann. Les prédécesseurs des deux globe-trotters n’étaient en effet pas mobiles ou pouvaient tout au plus faire quelques mètres. Or Spirit a déjà parcouru sept kilomètres et demi et Opportunity plus de treize. Il s’agit donc de la première réelle mission d’exploration au sol, avec tous les dangers que cela comporte. Pendant que l’une gravit une montagne, l’autre échappe de justesse à l’enlisement. Quant à la dernière tempête à laquelle les robots ont survécu, elle a eu raison de la sonde Phoenix, qui a occupé les médias pendant tout l’été 2008 (LT des 22.05 et 18.08.2008).

Au fil des rebondissements de cette formidable aventure, la NASA a su capitaliser l’élan de sympathie suscité par ses deux vaillantes exploratrices, qui sont suivies par plusieurs communautés on-line de passionnés et comptent près de 1700 amis sur Facebook. D’autant qu’elles sont progressivement passées du statut de fringants monstres technologiques à celui d’increvables éclopées. Spirit roule en marche arrière depuis qu’une de ses roues avant s’est bloquée. Opportunity n’arrive plus à replier son bras qu’elle garde constamment dressé devant elle. «Nous perdons des petits câbles de connexion, d’autres s’usent, ajoute Diana Blaney, qui a succédé à Albert Haldemann. On ne sait pas ce qui va nous tuer, mais aucun ingénieur ne veut que ça soit sa pièce…» Cela n’empêche toutefois pour l’instant pas les robots de continuer leur exploration.

Au contraire, c’est grâce à sa roue défectueuse que Spirit a fait sa découverte la plus importante. En la traînant derrière elle, elle creuse un sillon, dans lequel les scientifiques ont détecté en mai 2007 de la silice très pure, un minéral qui n’avait pas encore été observé sur la planète. «Nous n’aurions jamais pris le temps d’examiner le sol à cet endroit, relève John Callas, manager du projet. Cette découverte indique qu’il y a eu des sortes de sources d’eau chaude sur Mars. C’est très significatif, parce que cela suggère que la planète ressemblait plus à la Terre, qu’elle avait un environnement où la vie aurait pu se développer.»

Avec Opportunity, les scientifiques ont tout de suite eu de la chance. Dans le cratère Eagle, où elle s’est posée, elle a déjà pu observer des empreintes semblables à celles laissées par des cristaux de sel quand une boue se sèche. Elle a aussi trouvé des petites «myrtilles» d’un minéral appelé hématite, qui se forme habituellement par l’action érosive de l’eau. Dès février 2004, les chercheurs du JPL détenaient des traces du passé aquatique de l’eau.

Mais si la présence passée et actuelle du précieux liquide – en tout cas sous forme de glace – est un fait désormais établi, il reste selon John Callas deux grandes questions en suspens. «Est-ce qu’il y a eu ou est-ce qu’il y a de la vie sur Mars? Maintenant que l’on sait que l’environnement de la planète a été une fois plus semblable à celui de la Terre, potentiellement habitable, pourquoi a-t-il tellement changé? Et qu’est-ce que cela signifie pour nous?»

Bref, il y a encore du travail. Ces jours-ci, Spirit, qui était encore en convalescence, devrait reprendre la route après être restée parquée sur une pente pendant les neuf mois d’hiver. Ojectif: un cratère à quelque 300 mètres au sud de son emplacement, qui pourrait avoir été formé par une explosion volcanique. Opportunity, elle, bénéficie depuis le début d’un climat plus clément. Elle a donc pu entreprendre des explorations plus «sportives». Comme celle du cratère Victoria, une dépression de 800 mètres de diamètre, qui est restée dans les mémoires. Cette fois, elle se lance à l’assaut d’un cratère vingt fois plus grand, à une vingtaine de kilomètres de là. Le trajet pourrait durer deux ans.

En effet, dans ses meilleurs jours, elle peut faire 100 à 200 mètres. Avec des pointes à 50 mètres à l’heure, on est loin du 4 x 4, ou plutôt 6 x 6, superpuissant. Mais il faut aussi prendre en compte les obstacles. Si le robot reçoit un ordre de route journalier et dispose de caméras spéciales et de logiciels lui permettant d’identifier et d’éviter certains dangers, il doit, en cas de problème, s’arrêter pour demander à sa base ce qu’il doit faire. Et en ce moment, où la Terre est très éloignée de Mars, les communications mettent jusqu’à trente minutes à faire l’aller-retour.

Alors que ces deux nouvelles épopées commencent, personne ne sait combien de temps les exploratrices vont encore tenir. Pas même les scientifiques, d’ailleurs. «Ce que je ressens à l’occasion de ce cinquième anniversaire? Je suis épuisé!» rigole Steve Squyres, directeur scientifique. Au début surtout, la mission a été particulièrement éreintante pour les chercheurs qui vivaient à l’heure martienne, avec des jours de 24 h 39. «C’est comme être en décalage horaire permanent, se souvient Albert Haldemann. C’est très difficile, surtout si l’on a une famille. Mais au fil des semaines, nous avons appris à utiliser l’autonomie des robots pour que le personnel humain puisse survivre aussi longtemps qu’eux!»

Si beaucoup pensent que l’été martien qui s’amorce sera le dernier pour Spirit, l’avenir reste ouvert. «Mars est une planète tellement compliquée et ce sont des robots si compétents qu’il n’y aura jamais un moment où nous aurons fini, commente Steve Squyres. On ne sait pas quand cette mission se terminera, cela peut être demain ou dans cinq ans. Mais il y aura toujours quelque chose de passionnant, juste à notre portée, que nous n’aurons pas réussi à atteindre