Notre enquête #GénérationCH

Le Temps a lancé au printemps une enquête sur les modes de vie et de pensée, 85 questions auxquelles 1206 internautes ont répondu. Retrouvez chaque jour de cette semaine une thématique du questionnaire accompagnée d'analyses et de témoignages. Aujourd'hui: troisième volet.

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Le Temps: Les résultats de notre enquête montrent un clivage au niveau des conditions de vie bien plus que de l’idéologie. Cela vous surprend-il?

Cornelia Hummel: Non car la structure de votre échantillon est particulière et les résultats ne peuvent pas être extrapolés à la population suisse, ni même romande. Un journal comme le vôtre a un lectorat spécifique, contrairement à 20 minutes que tout le monde lit pour passer le temps. Ceux qui vous ont répondu, étonnamment nombreux par ailleurs, ont un niveau d’éducation très élevé; il y a une surreprésentation d’étudiants ou ex-étudiants en HES et université. Cela a un impact fort sur les résultats. Ceci dit, vos résultats sont très intéressants car ils concernent un segment de population particulier, les urbains éduqués, qui est souvent le premier à adopter des nouvelles normes et des nouvelles pratiques. Vos répondants se sentent concernés par la politique, et probablement par les questions liées à la citoyenneté au sens large: le chiffre de 90% de votants est, par exemple, très élevé, le double du taux de participation effectif qui tourne autour de 45%.


- Qu’en est-il de la précarité dénoncée par les plus jeunes?

- On a probablement à faire à un double effet: d’une part, ce qu’on appelle l’effet position dans le parcours de vie, c’est-à-dire qu’un jeune débutant dans la vie active est forcément moins installé que ses aînés; d’autre part, on peut voir là la trace d’un effet de génération qui a été bien montré par les travaux du sociologue français Louis Chauvel. En étudiant les conditions de vie de plusieurs cohortes de naissance (personnes nées en 1910, 1920, etc.), notamment sur le pouvoir d’achat, la position professionnelle, le niveau d’éducation, on voit une amélioration des conditions de vie à chaque génération jusque dans les années 1960. Ensuite, la situation de la génération qui suit est plus difficile que celle de ses parents.


- La seule différence idéologique claire qui nous soit apparue concerne le féminisme. Tout le monde se dit féministe mais les moins de 29 ans visent en priorité la lutte contre le sexisme tandis que les plus âgés revendiquent l’égalité salariale.

- Il s’agit sans doute plus d’égalitarisme que de féminisme. Concernant les priorités, les moins de trente ans considèrent certainement l’inégalité salariale comme une conséquence du sexisme, d’où l’importance de lutter contre la cause. Les aînés, eux, ont été en contact avec les combats féministes des années 1970, à une époque où l’on ne parlait pas de sexisme, mais plutôt de société patriarcale. La question a été comprise différemment selon les générations présentes dans votre échantillon.


- Nombre de sociologues réfutent pourtant l’idée même de distinguer les générations Y, Z…

- Il y a eu de nombreuses tentatives de définir les générations d’un point de vue théorique. En sciences sociales, le terme date de 1928. Il s’agissait alors de prendre la définition d’une classe sociale et de voir dans quelle mesure elle était applicable à une génération, comme un ensemble spécifique, ayant conscience de soi etc. Le sociologue Louis Chauvel a répondu par l’affirmative pour les jeunes Français nés à la fin des années 1970-début 1980, en s’appuyant notamment sur la lutte contre le CPE (contrat première embauche). Cette génération-là a eu conscience du déclin et partage une position commune quant au marché de l’emploi, à l’état social… Après, il est impossible d’extrapoler des normes, des valeurs et des pratiques pour toute une classe d’âge. On parle de la génération 68, mais qui a fait 68? Les effets ont touché tout le monde, oui, mais cela a pris vingt ans. La militante du MLF qui enlevait son soutien-gorge à Paris n’avait pas grand-chose à voir avec une ouvrière de Quimper ou une éleveuse de brebis à Manosque.

- Mais il y a bien des différences marquantes entre les jeunes et les plus vieux.

- Oui, mais d’une part cela renvoie aux spécificités de chaque génération et non à un effet d’âge, et d’autre part, certaines nouvelles pratiques peuvent traverser plusieurs générations. Parmi les nouvelles pratiques, on peut citer tout ce qui a trait au partage, comme co-working, le car-sharing etc. Les jeunes adoptent plus facilement les nouveaux comportements mais cela ne concerne pas tous les jeunes. Il serait intéressant de demander à Mobility quelle est la structure par âge de leurs utilisateurs. On observe aussi, dans les grandes villes, une baisse de détenteurs du permis de conduire chez les jeunes. Mais ce n’est pas parce que les personnes de plus de 40 ans sont proportionnellement plus nombreuses à détenir un permis de conduire (parce qu’elles l’on passé à une époque où avoir le permis faisait partie de la norme du passage à la vie adulte) que ces personnes conduisent toujours au quotidien et n’ont pas changé leurs pratiques de mobilité. Pour revenir sur les spécificités de votre échantillon: les travaux récents sur les générations montrent que les différences entre générations sont aussi fortes que les différences à l’intérieur d’une génération.


- Il n’y a donc pas d’éléments marquants qui apparaîtraient avec l’âge?

- Le postulat de base est plutôt que l’on garde les normes et les valeurs acquises autour de nos vingt ans. Un socialiste militant à 20 ans aura probablement une sensibilité de gauche le reste de sa vie, pour autant que l’échiquier politique ne change pas trop. D’une façon générale, il y a un dialogue fort entre les valeurs qu’on a acquis jeune et l’évolution du contexte (économique, social, politique, écologique). On peut par exemple se demander ce que va devenir la grande déception, voire la défiance qu’une partie de la jeunesse française exprime actuellement envers les institutions d’Etat et le système politique.


- Lorsque nous évoquons ces questions et notamment celle du clash des générations, le prisme n’est-il pas très français?

- Oui, parce que nous savons peu de chose de la Suisse, au carrefour de trois cultures. Qui sont les jeunes Suisses? Ils ne connaissent ni le même système scolaire, ni le même marché du travail, ni les mêmes lois puisque beaucoup – qui ont un impact direct sur la vie quotidienne – sont cantonales.

- Et concernant le clash?

- Je ne parlerais pas d’un clash. De tout temps, les jeunes ont été plus «remuants» que leurs aînés. On trouve des textes très anciens dans lesquels les générations au pouvoir s’inquiètent de la contestation des jeunes. Un clash, ce serait une vive critique ou un conflit ouvert des jeunes envers les plus âgés, avec ce critère comme fond du conflit. Mais ce que l’on voit, dans le cas de la France, mais aussi des mouvements qui s’expriment plus fortement à Genève depuis deux ans, c’est une contestation du pouvoir, de la gouvernance, qui se trouve être dans les mains de la génération aînée. Des études montrent que les personnes, quel que soit l’âge, privilégient des postures de justice intergénérationnelle, autrement dit qu’une société doit garantir une juste répartition des ressources pour tous les âges.

- Emmanuel Todd a déclaré récemment qu’il faudrait mettre à mort sa génération de privilégiés.

- Nous sommes en train de nous rendre compte que la génération née après guerre et la suivante constituent des modèles uniques dans l’histoire. Ce sont des générations qui ont bénéficié de la croissance économique, du développement sans précédent de la protection sociale, de l’assouplissement des normes et des mœurs. On n’a jamais connu cela dans des périodes antérieures de l’histoire occidentale et on ne le connaîtra probablement plus. Il y a une conscience chez la génération de l’après-guerre – ceux que l’on nomme les «baby-boomers» – d’avoir bénéficié d’une période particulière. Par ailleurs, ces générations prennent aussi conscience de la «dette» écologique qu’elles laissent à leurs enfants et petits-enfants. C’est dans ce contexte que des notions telle que l’équité intergénérationnelle ou la justice intergénérationnelle, voire la responsabilité générationnelle, ont émergé.

- Vous critiquez les politiques intergénérationnelles. Pourquoi?

- Il y a deux volets dans ces politiques: d’une part ce qui à trait au rapport entre les générations du point de vue du «contrat entre générations», par exemple le système de retraite par répartition, donc l’AVS en Suisse. Là, il est nécessaire de réfléchir à la charge que porte chaque génération et la pérennité du système.

Pour ce qui est des «projets intergénérationnels», sur le terrain, où il s’agit de travailler sur les relations intergénérationnelles concrètes (entre enfants/jeunes et personnes âgées la plupart du temps) pourquoi pas, mais ces projets créent surtout du lien social – ce qui est très bien, évidemment – sans répondre au problème spécifique de cohabitation des âges ou des générations. Je trouve l’étiquette «intergénérationnel» toujours un peu étrange, car cela laisserait entendre qu’il y a un problème de relations entre les générations ou les classes d’âge – ce qu’aucune étude n’a jamais démontré.


- Il s’agit peut-être de pragmatisme. Je pense aux logements mixtes pour que les seniors gardent les enfants des voisins ou que des étudiants en médecine logent chez des personnes âgées.

- Encore faut-il que la personne âgée ait envie de garder ces enfants, ce qui est loin d’être toujours le cas! Quant aux étudiants en médecine, ce genre de projets n’existerait pas sans la pénurie du logement et ils ne s’adressent qu’à un certain type d’individus. La personne âgée veut un étudiant en médecine ou droit, calme et bien élevé, n’écoutant pas la musique trop fort. Là encore, pourquoi pas? Mais ce ne sont pas des solutions à la question du vivre ensemble aujourd’hui, à la mixité sociale en général. L’isolement, par exemple, n’est pas une spécificité des aînés, c’est une situation dont peut souffrir tant un chômeur de fin de droit de 30 ans qu’une personne âgée de 80 ans.