«Quand je suis ouvertement avec une fille en soirée, il arrive qu’on nous propose un plan à trois. Et qu’on quitte finalement la piste de danse parce que c’est pénible.» Auriane, Française de 26 ans, étudie à Neuchâtel depuis deux ans. Elle a été la cible de ce type de comportement, mais elle s’estime chanceuse: elle n’a jamais connu de violence ni d’insultes homophobes. Et sa famille comme ses amis ont bien réagi à son coming out.

Lorsque l'on compare la situation actuelle avec celle des décennies passées ou celle qui sévit à d’autres coins du globe, la tolérance semble plus grande. Mais elle masque aussi certaines limites. «On a tendance à sous-estimer à la fois les progrès accomplis et les progrès à faire, juge Sébastien Chauvin, coresponsable du Centre en études genre de l’Université de Lausanne. On oublie souvent à quel point la situation s’est améliorée en vingt ans. D'un autre côté, on normalise la situation actuelle: les couples de même sexe évitent souvent par exemple de se tenir la main parce que c’est risqué, mais on perd de vue que c’est un mécanisme d’adaptation à l’homophobie et qu’il pourrait en être autrement.»

Car si les homosexuel(le)s sont mieux acceptés – la légalisation du mariage dans de nombreux pays en est une preuve –, ils ne sont pas toujours intégrés. Etre gay, c’est aussi évoluer dans un monde dans lequel on se sent parfois étranger, théorise le Français William Marx, professeur à l'université Paris Nanterre et écrivain, auteur de l’ouvrage Un savoir gai paru en début d’année.

Le désir des hommes hétérosexuels mis en avant 

«Les hétérosexuels n’ont pas forcément conscience que la société n’est pas «neutre» pour ce qui est de l’orientation sexuelle», explique William Marx. Presque tout est adressé au désir des hétérosexuels, et souvent des hommes hétérosexuels: la plupart des chansons et des films, la présence d’hôtesses dans les stades de la Coupe du monde ou dans un salon de l’auto.» D’où la nécessité de s’adapter. «On doit sans cesse se projeter dans le désir hétérosexuel pour comprendre le monde dans lequel on vit.»

Delphine Roux, coordinatrice de la Fédération genevoise des associations LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres), nuance. La représentativité des homosexuels dans la société se serait beaucoup améliorée ces quinze dernières années. «Dans les séries TV et les films, les personnages LGB sont plus courants et ils sont de moins en moins stéréotypés.» Un constat que partage Auriane. «Ce n’est plus un grand enjeu de voir un personnage homosexuel. Moi la première fois que j’ai vu des lesbiennes, c’était seulement à 20 ans, dans la série The L Word.»

Mais les images du quotidien montrent encore presque exclusivement des couples traditionnels. «Quand on commence à intégrer des couples de même sexe dans des représentations banales comme les publicités, ça montre que la société les a vraiment intégrés, estime Delphine Roux. Ce qui n’est pas le cas en Suisse.»

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Un coming out perpétuel

Et qui dit intégration partielle dit difficultés à sortir du placard. Toute personne se voit automatiquement assigner une identité hétérosexuelle par son entourage, explique William Marx. «On ne sort de cette identité que par un coming out qui est à répéter à chaque nouvelle rencontre, ou pas, puisqu’il faut chaque fois calculer les avantages et les inconvénients à le faire.»

Un moment anodin peut donc représenter un véritable enjeu pour un homosexuel, selon le professeur. «Le lundi au bureau, chacun racontera sans y penser ce qu’il a fait avec son/sa conjoint(e) pendant le week-end. Mais une personne gay aura du mal à mentionner son partenaire.» Il poursuit: «En parler sera pour certains une revendication indécente. Un hétérosexuel affiche sans cesse son hétérosexualité, un homosexuel craindra souvent d’être perçu comme obscène, alors qu’il s’agit de pouvoir parler de sa vie privée comme les autres, ni plus ni moins.»

Si Auriane, dans les milieux qu’elle fréquente, ne s’inquiète pas trop de mentionner sa copine, le manque de considération vient d’ailleurs. «Il y a beaucoup d’incompréhension quant à la sexualité entre femmes. Pour les couples d’hommes, les réactions homophobes sont peut-être plus violentes, parce que les gens se représentent l’acte. Pour les femmes, c’est différent: certains considèrent que ça n’existe pas, que ce n’est pas vraiment un acte sexuel. On m’a déjà demandé: «Alors vous faites comment entre filles?» Comme si j’avais envie d’exposer ma sexualité à tout va. J’ai aussi entendu que j’étais lesbienne parce que je n’avais pas trouvé le bon mec.»

Des solutions par l’éducation

Pour une meilleure acceptation, il faudrait repenser l’éducation, propose Sébastien Chauvin. «Les parents pourraient arrêter de communiquer toujours leur horizon d’attente hétérosexuel en disant à leur enfant «quand tu auras un(e) copine/copain», mais dire quand tu auras quelqu’un, parce qu’on ne sait pas.»

La Fédération genevoise des associations LGBT, mandatée par le Département de l’instruction publique, intervient pour parler d’homophobie dans les classes qui en émettent le souhait. Mais rien n’est obligatoire. Dans d’autres cantons, des associations, comme VoGay dans le canton de Vaud, interviennent aussi sur la demande des établissements. «Ce qu’on entend en classe n’a pas changé depuis dix ans: l’homosexualité ce n’est pas normal, l’insulte «pédé» est utilisée de façon récurrente…» Pour Delphine Roux, s’adresser aux élèves est nécessaire: «Si personne lors du parcours scolaire n’aborde l’homosexualité sans la dévaloriser, l’adolescent homosexuel a l’impression de n’exister nulle part.»

Et avec l’impression de ne pas exister, parfois vient la détresse: des enquêtes menées par l’association Dialogai et l’Université de Zurich ainsi que par la fondation vaudoise Profa montrent que le risque de tentative de suicide est deux à cinq fois plus élevé chez les jeunes homosexuels et bisexuels. Le chiffre est encore plus important chez les jeunes transgenres.

Pour aider, selon Auriane, il faudrait simplement mentionner «en cours d’histoire, ou d’art, les personnalités qui sont homosexuelles. On pourrait s’y référer. Cela montrerait que c’est normal, que ça existe et que ça a toujours existé.»

Se sentir à part, n’est-ce cependant pas un ressenti immuable lorsque l’on est une minorité (environ 10% de la population serait homosexuelle)? «La solution serait peut-être de ne pas apprendre aux enfants à tolérer les homosexuels comme une minorité différente d’eux, répond Sébastien Chauvin. On pourrait simplement leur dire d’aimer qui ils veulent.»

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William Marx sera à l’Université de Lausanne le 31 octobre et à l’Université de Genève le 2 novembre pour parler de son livre Un savoir gai.