On vous a peut-être déjà fait le coup du tramway fou. Celui de l’engin qui s’apprête à sortir de la route et à faucher cinq personnes. Le héros de l’histoire, c’est vous. Vous avez la possibilité, en actionnant un aiguillage, de lancer la rame vers un quidam qui se tient tout seul sur une autre voie, limitant ainsi les pertes à une unique victime: lui. Que choisissez-vous? Provoquer un décès pour en éviter plusieurs? Ou vous abstenir, car même pour une bonne raison, on ne peut tuer?

Ce petit récit sanglant, mis au point en 1967 par la philosophe Philippa Foot, puis emprunté par des psychologues et des neuroscientifiques, est devenu une des «expériences de pensée» les plus célèbres. Certains connaissent sa variante dite de l’homme obèse, formulée par une autre philosophe, Judith Jarvis Thomson, en 1976: cette fois, vous pouvez arrêter la course meurtrière du tram en balançant un passant qui a le malheur de se trouver sur un pont à côté de vous, et qui est assez corpulent pour bloquer les voies. Sauvetage des cinq personnes. Requiem pour le gros monsieur. Le faites-vous?

Attendez: ne répondez pas. Cinquante ans après son invention, cette expérience est devenue elle-même une sorte de tramway fou: elle a déraillé et on lui fait dire tout et n’importe quoi. C’est ce que montre Guy Kahane, philosophe spécialisé en éthique pratique et en neuroéthique à l’Université d’Oxford, dans deux études* publiées au cours des derniers mois. Nous avons sans doute besoin de savoir comment fonctionne notre sens moral, celui qui se trouve inscrit dans notre cerveau de manière innée selon les neuroscientifiques et celui que la culture développe en nous à partir de là. Nous avons besoin de savoir quels facteurs favorisent l’altruisme et quels facteurs l’entravent. Mais pour cela, le tramway fait fausse route…

Reprenons. Le dilemme est censé éclairer la ligne de partage entre deux approches philosophiques de l’éthique. Selon la doctrine dite utilitariste, dont on fait remonter la formulation aux XVIIIe et XIXe siècles avec Jeremy Bentham et John Stuart Mill, il faut toujours agir (ou s’en abstenir) de façon à maximiser le bien-être global de l’ensemble des «êtres sensibles» – définition un rien floue qui inclurait les humains et les autres animaux. Pour l’éthique dite déontologique, qu’on rattache au XVIIIe siècle d’Emmanuel Kant, il y a en revanche des impératifs absolus, qui ne dépendent en rien des circonstances.

L’utilitariste et l’antisocial

«L’éthique s’intéresse à comprendre ce qui est bon et mauvais, explique Guy Kahane au téléphone. Au niveau substantiel, elle cherche la réponse à la question de ce qu’on doit faire. Est-ce qu’une certaine manière de nuire à quelqu’un serait simplement mauvaise, alors qu’une autre constituerait un mal permissible, car commis en fonction d’un bien supérieur?» Depuis ce point de départ philosophique, le tramway dévie ensuite vers la psychologie. «Ainsi transposé, le dilemme ne porte plus sur la question éthique elle-même, mais sur ce que les gens en pensent et sur la manière dont leur système cognitif l’élabore.»

Le problème? «Le problème, c’est qu’on essaie d’utiliser l’expérience pour comprendre, de manière générale, comment fonctionne notre jugement moral. L’idée sous-jacente, c’est qu’avec ce type de dilemme, on peut identifier dans le cerveau humain la division entre une façon utilitariste et une façon déontologique de comprendre l’éthique. On affirme, par exemple, que la première s’associerait à la raison et la seconde aux émotions. Tirer une telle conclusion, c’est une tentation puissante.»

Mais il faut résister. Car que se passe-t-il? «Une de nos dernières expériences a produit des résultats gênants. Elle montre que les gens qui pensent qu’il faudrait pousser le gros monsieur pour arrêter le tramway, et qui sont donc censés faire un choix utilitariste, ont beaucoup d’attitudes opposées à ce type d’éthique. Ils tendent à approuver une vision égoïste de la vie, s’identifient moins à l’humanité dans son ensemble, se soucient peu de donner de l’argent à des œuvres de bienfaisance… Ils présentent dans une proportion plus élevée des traits antisociaux, tels que la psychopathie. Ils ont moins de problèmes à envisager de faire du mal.»

Moratorium sur le trolley

L’utilitarisme est une doctrine singulièrement exigeante. «Ses conséquences les plus évidentes, si on l’adopte, seraient qu’on distribue beaucoup d’argent à des organisations caritatives, qu’on cesse de manger de la viande, qu’on fasse les sacrifices nécessaires pour freiner le changement climatique… Qu’on mène, d’une manière générale, des vies complètement différentes. Les gens qui considèrent qu’il faut pousser le gros monsieur ne pensent aucune de ces choses: ils pensent plutôt l’inverse.»

Plutôt que de l’utiliser pour démêler le fonctionnement moral du cerveau (ou pour débusquer les psychopathes dans un dîner), Guy Kahane propose donc un moratorium sur le dilemme du tramway. Terminus, au dépôt! Malheureusement, même cet article critique contribuera sans doute à le propager. Mea culpa. C’est compliqué.

* «Sidetracked by trolleys: Why sacrificial moral dilemmas tell us little (or nothing) about utilitarian judgment», Social Neuroscience, 20 mars 2015; «’Utilitarian’ judgments in sacrificial moral dilemmas do not reflect impartial concern for the greater good», Cognition n° 134, janvier 2015.