Quand la diplomatie se met à table

Alimentation Une chercheuse explique l’art d’utiliser la bonne chère à des fins de négociations

Le patrimoine culinaire peut devenir une force économique

Vous l’ignoriez jusqu’ici, mais votre restaurant coréen préféré est peut-être sponsorisé par un programme national de propagande. De même, certains blogs, sites, foodtrucks, voire chanteurs sont commandités pour vous manipuler, d’une certaine manière. La nourriture est aussi une forme de «soft power», constatent désormais les chercheurs.

Consultante en communication de l’alimentation, Alessandra Roversi vient de consacrer une thèse à la gastrodiplomatie et à la diplomatie culinaire*. Elle y détaille l’art et la manière d’influencer les relations entre Etats grâce à certains plats…

Le Temps: On assiste à l’émergence, depuis quelques années, d’un nouveau et vaste domaine d’étude… Qu’est-ce que la gastrodiplomatie? Et la diplomatie culinaire?

Alessandra Roversi: La diplomatie culinaire désigne l’utilisation des repas, dans un contexte de relations intergouvernementales, pour transmettre un message non verbal. Cette définition ne se limite pas aux bons plats et aux vins fins servis pour détendre l’atmosphère et faciliter des négociations. Le repas peut aussi amener à mieux «ingérer» des paroles ou «digérer» un accord. Les historiens et chercheurs en sciences politiques évoquent de nombreuses situations où le choix des ingrédients, du lieu ou de la disposition des tables est fait sciemment en vue de faire passer un message. Par exemple en 1987, lors d’une réception à Washington, le président Reagan avait choisi un vin californien de la Russian River Valley, une référence à son Etat d’origine, mais aussi à l’histoire de l’immigration russe dans cette région.

La gastrodiplomatie est une forme de relations publiques apparue plus récemment. Certains gouvernements décident de promouvoir leur nation comme une marque. Ils développent des stratégies, avec des institutions et des budgets ad hoc, afin d’exporter leur patrimoine culinaire. L’objectif est de faire connaître un pays via sa cuisine mais aussi, indirectement, d’encourager les investissements, de favoriser le commerce et le tourisme.

– A quand remontent ces pratiques?

– Les premiers programmes de gastrodiplomatie ont été lancés au début des années 2000. Le terme apparaît en 2002 dans le magazine The Economist au sujet de la Thaïlande. Les chercheurs s’y intéressent depuis deux, trois ans. La diplomatie culinaire est en revanche aussi ancienne que la diplomatie elle-même, avec des exemples dans la Chine ou la Grèce antiques. On prête à Talleyrand la fameuse phrase selon laquelle le meilleur auxiliaire d’un diplomate serait son cuisinier…

– A quoi attribuer cette prise de conscience (tardive) de l’importance stratégique des plaisirs de bouche?

– L’alimentation a longtemps été perçue par les chercheurs comme un sujet frivole ou anecdotique. On associait la cuisine à des activités banales, domestiques, relevant de la sphère privée et féminine, alors que la diplomatie était perçue comme une activité masculine et relevant de la sphère publique.

Mais on observe désormais un intérêt croissant pour les questions liées à l’alimentation.

Les champs d’étude se sont décloisonnés; des cursus transversaux appelés food studies sont apparus dans le monde académique anglo-saxon, incitant historiens, anthropologues, philosophes, économistes à partager leurs réflexions et à donner une légitimité à ce domaine.

– Quelques exemples récents d’offensives gastrodiplomatiques?

– Les dernières initiatives ont eu pour théâtre les grandes villes des Etats-Unis, voire Londres ou Tokyo. Plusieurs foodtrucks aux couleurs de la cuisine nationale de Malaisie et de Corée du Sud, financés par des programmes gouvernementaux, sillonnent ces métropoles. La Corée du Sud a lancé un album avec les stars de la «k-pop» chantant sur des rythmes hip-hop des variations de «k-food (Korean food) is the best».

Les pays nordiques sont à l’origine de plusieurs initiatives originales: ils ont notamment créé un jeu vidéo à l’attention des gamers, lors d’une manifestation destinée aux amateurs de jeux vidéo, à San Francisco. Ou une soirée exclusive lors du Festival de Cannes. A Washington, des chefs scandinaves ont cuisiné pour 30 000 enfants afin de leur faire découvrir les aliments purs, simples et sains de la «nordattitude».

– Vous vous êtes aussi penchée sur les traditions culinaires inscrites au patrimoine culturel immatériel de l’humanité? Pourquoi cet intérêt récent?

– L’Unesco a recensé huit cuisines et traditions culinaires à ce jour, la plus célèbre étant «le repas gastronomique français». Mais il y a aussi la diète méditerranéenne, la cuisine traditionnelle mexicaine et, depuis décembre, le kimchi coréen, le washoku, soit la cuisine traditionnelle japonaise, la cérémonie du café en Turquie et la vinification en amphores en Géorgie. On assiste à une nouvelle forme de rivalité entre nations qui veulent placer leur «marque» dans cette liste importante. Avec, à la clé, des intérêts géopolitiques et économiques bien réels…

– Et que fait la Suisse?

– La Suisse n’a pas véritablement de programme de gastrodiplomatie. Elle n’en a pas moins une vision, à la veille de l’Expo universelle de Milan, en 2015, dont le thème est l’alimentation. La campagne «Swiss Delicatessen» a été lancée pour présenter la diversité gastronomique, le savoir-faire et la production agro­alimentaire durable. Présence Suisse a aussi créé un coffret cadeau sur le thème des rösti: il contient une râpe à rösti, un éplucheur REX et une sélection de recettes de grands chefs. L’idée était de véhiculer l’image d’une Suisse à la fois «traditionnelle, imaginative et éclectique». Une idée facétieuse et pertinente de prendre pour symbole un plat national qui évoque aussi nos contradictions internes.

– La cuisine peut apaiser les tensions, voire aider à trouver un accord. Elle peut aussi, paradoxalement, créer des différends…

– L’Unesco a inscrit le keşkek turc au patrimoine immatériel de l’humanité. Ce plat de viande traditionnellement préparé pour les mariages est aussi connu sous le nom de harissa en Arménie, ce qui a allumé une vaste polémique médiatico-diplomatique.

De même, les guerres du falafel et du houmous font désormais écho aux conflits au Moyen-Orient. Au-delà des symboles, une guerre économique fait rage entre industriels pour décrocher des marchés. On n’est plus ici dans le registre du soft power, mais dans l’extension de conflits et donc une forme de hard power.

* Alessandra Roversi, «Visceral diplomacy: how governments use food to engage with foreign audiences», Université des Sciences gastronomiques, Pollenzo, Piémont, novembre 2013.