Dominique Marcot: «On ne tue jamais parce qu'on aime trop. Mêler violence et amour est une escroquerie»
Crime
Le psychiatre Dominique Marcot visite les auteurs de féminicides en prison. A la veille de la Saint-Valentin qui sacralise «l’amour toujours», il explique ce qu'il se passe dans la psyché d'un homme qui tue.

On ne tue pas par amour. Jamais. La phrase «Je l’aimais trop, alors je l’ai tuée» est un non-sens total, une «escroquerie», assure Dominique Marcot, médecin chef de la Filière légale rattachée au Centre neuchâtelois de psychiatrie (CNP). «Les hommes qui tuent leur femme ou leurs enfants, le font tous, sans exception, pour se venger, pour blesser et pour humilier», insiste ce psychiatre qui intervient dans les prisons neuchâteloises auprès d’auteurs de violences conjugales.
En parallèle à Girls and Boys, magnifique monologue de Dennis Kelly à voir à Genève, dans lequel une femme raconte comment son ex-mari a tué leurs enfants suite à leur séparation, Dominique Marcot explique la psyché de ces hommes violents et comment il les aide à sortir de cette logique meurtrière.
Le Temps: Dominique Marcot, que se passe-t-il dans la tête d’un homme qui tue femme ou enfants?
Dominique Marcot: Ces personnes, qui sont en effet des hommes dans neuf cas sur dix, n’ont pas pu accéder à un équilibre psychique satisfaisant. Souvent, la parole n’a pas pu occuper l’espace qu’elle aurait dû dans leur enfance et a été remplacée par de la violence. Soit ils ont été victimes eux-mêmes de violence, soit ils en ont été témoins, mais, dans tous les cas, la violence était là, qui rendait les mots vains. Souvent, ces hommes disent qu’on ne les entend pas, qu’on ne les comprend pas. Attention, ce ne sont pas leur femme, leur patron, la société, leurs enfants, etc. qui les écoutent mal. C’est vraiment leur construction psychique qui est défaillante et invalide toute parole.
Lire aussi: Suivre les auteurs de violences familiales, pas seulement les victimes
Quels rôles jouent l’alcool ou les drogues dans cette montée d’agressivité?
La prise d’alcool et de drogue aggrave l’altération de la psyché et peut augmenter un vécu de persécution, ce sentiment d’être incompris et maltraité, mais jamais les substances à elles seules n’expliquent le passage à l’acte.
Y a-t-il des circonstances de vie où ce sentiment d’injustice culmine?
Oui, lors des séparations. Comme ces hommes se sont construits sur une blessure et que, dans leur imaginaire, leur compagne vient réparer cette faille – même de façon très bancale puisque la dépendance, la jalousie et les insultes font partie de la relation –, lorsque la séparation est prononcée, c’est la panique totale pour eux. Il n’est pas question de rebondir, ni de se reconstruire ailleurs. La séparation, pour ces hommes en survie, c’est l’impuissance, l’hébétude, la mort. D’où leur choix de tuer jusqu’à leurs propres enfants, parfois, et, souvent, de se tuer après.
Que peuvent faire les compagnes, au moment de la séparation, pour prévenir cette dérive?
Se rendre à des consultations conjugales, mais rares sont les maris violents qui acceptent de consulter. Elles peuvent aussi parler à leur futur ex-conjoint, avec fermeté et douceur, et lui expliquer qu’il ne sera pas seul après le divorce, ni abandonné. Elles peuvent encore contacter les proches de cet homme en détresse pour qu’ils le soutiennent dans ce moment critique. Surtout, elles doivent déposer plainte à la police. Selon la gravité de leurs actes, les époux seront soit incarcérés, soit contraints à se rendre à des consultations, comme par exemple celles du SAVC, le Service pour auteur·e·s de violence conjugale, basé à Neuchâtel.
Lire encore: En thérapie, avec des auteurs de violences domestiques
Encore une fois, ces agresseurs ne se vivent pas comme auteurs, mais comme victimes. Tout leur discours fustige une source extérieure, responsable de leur malheur. Dès lors, dans mes consultations en prison qui suivent le drame, je reprends les choses à zéro avec eux. Nous posons ensemble le fait que la violence est inacceptable, quelles que soient la culture, les circonstances ou les convictions, ce dont ils conviennent théoriquement. Et nous remontons le fil de leur vie en montrant comment, enfants, ils ont été vulnérables. Ils doivent pouvoir reconnaître qu’ils ont été blessés et défaillants pour commencer à se libérer.
Si la parole n’agit pas, quelles autres ressources amènent ces hommes à sortir de l’engrenage?
La parole est vraiment notre outil principal, car notre but est de permettre à ces personnes figées dans leurs certitudes de développer un intérêt pour leur intériorité. Du moment que ces détenus arrivent à se questionner eux-mêmes, ils remportent une victoire sur la violence. Mais parfois, c’est vrai, les mots glissent sur eux et ces hommes violents s’apaisent mieux en pratiquant des sports ou des activités artistiques.
Qu’en est-il de la spiritualité? Certains trouvent-ils un appui de ce côté?
Dans chaque prison, il y a un aumônier et certains détenus préfèrent recourir à lui plutôt qu’à un psy. Pourquoi pas? L’enjeu est d’approcher la zone du trou noir où les émotions submergent l’individu et de remplacer ce tsunami par un échange verbal. Si une parole de réconfort peut remplir ce rôle de substitut, c’est OK.
Vous condamnez la violence sans appel et, en même temps, vous créez une alliance thérapeutique avec des hommes qui l’ont pratiquée jusqu’à parfois donner la mort. Comment faites-vous pour supporter cette tension?
Je suis très ferme sur le principe selon lequel amour et violence ne sont pas compatibles, mais je commence par écouter le détenu pour comprendre quelle est son histoire de vie et créer un climat de confiance. Pour guérir, il faut qu’il prenne la décision, lui-même, de se soigner. Si j’arrive en force et que je condamne ses actes d’entrée, je n’ai aucune chance de le revoir une seconde fois. En revanche, dès qu’il se met à réfléchir et que le processus de discours intérieur est enclenché, je remonte aux violences rencontrées dans son passé et réfléchis avec lui aux moyens grâce auxquels il peut s’en libérer.
Lire aussi: Eva Illouz: «La crise de l’amour hétérosexuel peut être positive»
Quel est votre taux de réussite? Arrivez-vous à garantir que le détenu que vous avez suivi ne récidivera pas?
Non, nous pratiquons un métier magnifique, mais frustrant. Déjà, nous devons accepter d’avancer à tout petits pas, car la confiance d’un détenu est quelque chose de très fragile. Ensuite, en vingt ans de pratique clinique, j’ai pu me tromper: des personnes que je pensais solides ont récidivé alors que d’autres, plus inquiétantes, ont réussi à renoncer à la violence. Même si les détenus ont développé un discours sur leurs actes et leur histoire, ils sont parfois rattrapés par d’anciens démons. Cela dépend beaucoup des circonstances de vie après leur sortie de prison. La seule certitude que nous avons et que nous tentons de faire passer auprès de ces hommes, c’est que violence et amour sont opposés et qu’il faut savoir renoncer à un attachement qui n’est plus réciproque.
Lire également: Il tue, elles l’aiment (pourquoi les grands criminels suscitent autant la passion)
Girls and Boys, jusqu’au 20 février, La Parfumerie, Genève. Laparfumerie.ch
La violence en chiffres
- En Suisse, une personne meurt toutes les deux semaines des conséquences de la violence domestique; 25 personnes par an en moyenne, dont 4 enfants (2009-2018).
- En outre, on enregistre une tentative d’homicide chaque semaine (50 personnes par an en moyenne).
- Sur la période allant de 2009 à 2018, 471 femmes (62,6%), 191 hommes (25,4%) et 90 enfants (12%) ont été victimes d’homicide ou de tentative d’homicide.
- 249 homicides ont été commis entre 2009 et 2018; 74,7% des victimes sont des femmes et filles et 25,3% des hommes et garçons. (Source: Office fédéral de la statistique)