«Quand la douleur qui me vrille le crâne s’arrête une heure ou deux dans la journée, c’est comme si j’étais au paradis. […] Si vous n’avez aucune douleur, ni aucune maladie, vous êtes au paradis. Avant, je ne le savais pas.» Elise, 19 ans, atteinte de violentes céphalées, a recours à une image courante chez les douloureux chroniques pour évoquer leur calvaire. L’enfer, rien de moins. Son témoignage, parmi d’autres, est recensé dans le dernier ouvrage du sociologue et anthropologue français David Le Breton, «Tenir. Douleur chronique et réinvention de soi» (Ed. Métailié). Une enquête fouillée sur le chemin de croix qui s’impose à environ 20% de la population européenne (lire l’encadré). A des degrés divers, bien sûr, mais qui représente toujours un défi existentiel.

Car contrairement à la sensation pénible qui attire l’attention sur un danger (une brûlure sur une plaque chauffante, par exemple) ou qui sert d’outil au diagnostic médical, la douleur chronique est inutile. Persistant au-delà de trois mois, rebelle aux traitements antalgiques, elle détériore les capacités fonctionnelles et émotionnelles des patients, selon sa définition officielle. D’alliée au service de la santé, elle devient l’ennemie à combattre.

Si la bataille est âpre et longue, échouant souvent à éradiquer le mal, les armes existent. Au fil de ses recherches, en France et en Suisse, David Le Breton partage son intime conviction: seule une alliance forte entre médecins et malades a des chances de l’emporter. Les premiers devant s’adapter à la singularité irréductible de leurs patients, et ces derniers mobiliser toute leur énergie sans jamais se résigner. Explications.

Le Temps: Pourquoi la douleur chronique «déchire toute l’existence», comme vous l’écrivez d’entrée de jeu dans votre ouvrage?

- Parce qu’elle n’est pas cantonnée au corps, elle a d’innombrables conséquences sur le plan individuel, relationnel et social. Elle perturbe en profondeur la famille, lorsque la personne souffrante ne peut plus s’occuper de ses enfants comme avant, par exemple, déléguant cette tâche à son conjoint. La vie sexuelle du couple peut aussi en pâtir. Les proches doivent faire preuve de plus d’écoute, de patience, tenir compte des capacités diminuées du malade pour toute une série d’activités. Au point de réorganiser leur emploi du temps. La gestion du temps du malade est également bouleversée. Toute sortie devient souvent problématique et dépend de la disponibilité d’autrui. Sa vie est aussi ponctuée de rendez-vous médicaux et de recherches tous azimuts pour trouver le soulagement.

- Vous soulignez à cet égard la place qu’occupent les thérapies alternatives à la médecine conventionnelle dans le parcours de ces patients.

- La douleur chronique signifie en fait l’échec de la médecine hospitalière ou spécialisée. Elle favorise donc le recours à différents thérapeutes, avec toujours l’espoir d’en venir à bout.

- Mais l’espoir est mis à rude épreuve après autant de tentatives infructueuses…

- Oui, en réalité c’est surtout l’incertitude qui prédomine chez les patients. Ils oscillent entre espoir et résignation. Et c’est compréhensible, car la douleur persistante provoque un ébranlement identitaire: leur vie est mutilée, dépersonnalisée, lorsque ce qui faisait le goût de vivre disparaît. Les proches disent souvent de celui qui souffre: «on ne le reconnaît plus.»

- Vous rappelez d’ailleurs que le mot «douleur» appartient à la même famille que le mot «deuil» pour signifier que ce séisme est «une mise en deuil de soi».

- C’est une vraie souffrance en effet. Contrairement à la douleur passagère, la douleur chronique représente une expérience inédite. Et face à elle, le sentiment d’impuissance est un facteur aggravant.

- L’impuissance naît d’abord de la difficulté à relater son expérience au médecin et à son entourage. Comment l’expliquer?

- La douleur met en échec le langage. Pour parler d’elle, on utilise des métaphores communes: «c’est comme une brûlure, un piolet enfoncé dans le crâne…». Mais ces images ne sont jamais fidèles au ressenti. L’échelle de 1 à 10 utilisée pour évaluer subjectivement l’intensité de la douleur ne cerne pas non plus avec précision l’expérience du patient. Impossible à objectiver, invisible, la douleur est difficilement intelligible par les autres. Surtout si aucune cause organique ne vient l’étayer. Ce qui arrive très souvent. En somme, la douleur s’éprouve mais ne se prouve pas.

- Vous citez ce constat terrible de René Leriche, un pionnier de la recherche dans ce domaine en France: «Il n’y a qu’une douleur qu’il soit facile de supporter, c’est celle des autres»

- Il pointait le risque réel de sous-estimer la douleur d’autrui. Les patients se heurtent en effet souvent à une suspicion et à des jugements de valeur dénonçant leur supposée sensiblerie ou leur pusillanimité. L’exemple paroxystique, c’est un patient plié en deux dans le cabinet d’un médecin examinant ses radios et qui s’entend dire: «Vous n’avez rien!» La suspicion peut aussi gagner l’entourage du malade, ou son milieu professionnel. Ce qui engendre des risques supplémentaires, comme la perte d’un emploi. A ses confrères, René Leriche disait qu’il valait mieux croire et soigner un patient que douter de sa sincérité et le laisser souffrir.

- Vous dénoncez par ailleurs les médecins qui, confrontés à l’énigme de la douleur, décrètent: «c’est psychologique»

- C’est la pire des choses à faire! Les douloureux chroniques le vivent comme un désaveu violent. Les témoignages que j’ai recueillis fustigent aussi le manque d’écoute, le fait d’interrompre leur récit brutalement sans même, parfois, soutenir leur regard. L’attitude de ces médecins contribue à enkyster la douleur.

- Une partie de votre ouvrage, passionnante, traite de ces douleurs qui en cachent d’autres, plus inavouables ou terrifiantes

- On ne devrait pas les négliger, en effet. On sait désormais que les abus sexuels, les maltraitances ou le manque d’amour subis dans l’enfance provoquent des séquelles. Ces douleurs enfouies se réveillent parfois à la faveur d’une autre situation difficile à vivre et s’installent dans la chronicité. Le paradoxe c’est qu’une douleur peut conjurer une autre souffrance, indicible. On observe cela chez les adolescents qui se scarifient, phénomène que j’ai aussi étudié. Ils se font mal au corps pour avoir moins mal à leur vie.

- Vous relatez aussi le cas de ces personnes qui redoutent de retourner au travail, faute de pouvoir faire reconnaître leur incapacité

- Oui, l’addiction à la douleur est à l’œuvre chez certaines d’entre elles. Notamment lorsque leur emploi était déjà vécu comme pénible, voire dangereux. A leur insu, elles investissent la douleur, l’amplifient car elle leur donne un statut. D’où les conflits avec la médecine du travail quand elle n’atteste pas leur incapacité. Ces personnes se retrouvent alors piégées dans une immense souffrance.

- Une bonne prise en charge, détaillez-vous, implique une redéfinition du rôle du médecin et de celui du patient. En quoi consiste cette «médecine de l’extrême singularité» que vous appelez de vos vœux?

- Il ne faut plus voir le malade comme un corps mais comme un sujet souffrant. Le médecin doit prendre en compte l’histoire du patient et la façon dont la douleur s’inscrit dans son parcours. Il faut réaliser que la médecine n’est pas une science exacte mais un art. A fortiori en matière de douleur rebelle. Le praticien doit bien sûr maîtriser un maximum de connaissances médicales, mais il ne pas peut pas tout savoir. Il doit aussi s’appuyer sur son savoir-faire, c’est-à-dire son expérience. Son savoir-être est également capital: sa qualité de présence, d’écoute, son implication. L’humilité – face à l’échec – et la curiosité doivent le pousser à explorer de nouvelles pistes. Les centres hospitaliers dédiés à la douleur ont d’ailleurs recours à une pluralité d’intervenants (lire l’encadré). C’est souvent essentiel pour cerner le problème et augmenter les chances de le résoudre.

- Et du côté du patient?

- Un vrai pacte devrait le lier à son médecin. Croire que la médecine peut opérer seule est un leurre. Il faut une volonté conjuguée des deux parties pour trouver une solution. Le patient ne doit donc jamais se considérer comme une victime. Or la douleur peut le piéger dans ce rôle. On sait par exemple que plus on pense à sa douleur, plus on a mal. Il faut impérativement sortir de ce cercle vicieux. En la matière, il n’y a pas de solution unique. Il s’agit donc de trouver la pratique qui convient à chacun: yoga, méditation, jardinage, discipline artistique, par exemple. Tout ce qui redonnera le goût de vivre est bon à prendre. Le rôle du patient consiste à aider les soins à être efficaces.

- Vous relevez à ce sujet l’importance du sens attribué au mal. Comme pour mieux y faire face

- Il est devenu difficile aujourd’hui d’envelopper sa souffrance dans des croyances religieuses, comme la rédemption ou la promesse d’un au-delà radieux. Si la médecine ne peut formuler de diagnostic, et donc, identifier les causes au mal, l’individu parvient souvent, à travers une narration intime, à relier sa souffrance à son enfance, ses relations conjugales, ou à un licenciement par exemple. C’est une manière d’échapper au chaos, à l’incompréhension, qui sont dévastateurs. Cela permet de reprendre sa vie en mains, de ne plus la subir. Ce qui implique parfois des ruptures (familiales ou autres), des bifurcations. Le sens est le premier bouclier à l’adversité du monde. Et le sésame d’une réinvention de soi.

«Tenir. Douleur chronique et réinvention de soi» (Ed. Métailié).


Quand la douleur devient maladie

Environ 20% de la population souffre de douleur chronique, en Suisse comme en Europe. Cette proportion devrait augmenter dans les années à venir à cause du vieillissement de la population.

La douleur rebelle frappe autant les hommes que les femmes.

Ses principales causes: arthrose, dos, cancer (avec ses atteintes liées au traitement), traumatismes (suite à des accidents), chirurgie (séquelles post-opératoires), migraines.

La dépression, l’anxiété, les troubles du sommeil et la fatigabilité sont souvent associés aux douleurs chroniques.

L’approche multidisciplinaire avec une perspective biopsychosociale est celle des centres dédiés à la lutte contre la douleur, comme ceux du CHUV, à Lausanne, ou des HUG, à Genève. Outre la pharmacologie, d’autres voies sont proposées aux patients, comme l’acupuncture, l’hypnose, ou encore la méditation.