C’est l’histoire d’un dragon – c’est-à-dire d’un monstre chimérique ayant en lui une part reptilienne – qui garde un point d’eau. Il a des cornes, des écailles, des poils humains. Il apparaît lorsque la pluie et le soleil s’emmêlent pour former ensemble un arc-en-ciel. Il est capable de voler, et il est lié à la mort, ou à l’immortalité. Telle est l’histoire qu’on se racontait entre Sapiens, alors qu’à force de migrer au gré des ressources on se retrouva, sans le savoir, à sortir de notre Afrique originelle pour cheminer vers d’autres continents. C’est ce que met en lumière l’anthropologue français Julien d’Huy, chercheur à l’Institut des Mondes Africains, pionnier de l’étude phylogénétique de la mythologie et des contes.

Sur quelles bases peut-on avancer une chose pareille? Comment reconstituer les récits que colportaient nos aïeuls préhistoriques? Comment les dater? Et comment montrer que les dragons qui apparaissent çà et là dans les folklores du monde n’ont pas été imaginés de façon indépendante les uns des autres, mais qu’ils remontent à une narration commune, trimballée depuis notre passé africain? On peut faire tout cela grâce à une démarche empruntée à la biologie évolutive – la phylogenèse, justement – et à une méthode statistique dopée à l’informatique. Les derniers outils de l’humanité éclairent ainsi ses premiers récits. Ses premiers rites, aussi: dans sa dernière étude en date, publiée en mars dans la revue «Nouvelle Mythologie Comparée», le chercheur met en relation la mythologie mondiale du dragon et les couleuvres décapitées qu’on a retrouvées dans les grottes ornées de Montespan (Haute-Garonne) et du Tuc d’Audoubert (Ariège). Serpent, dragon, même combat? Voyons un peu.

Comment ça marche?

«La procédure est relativement simple», assure Julien d’Huy au téléphone. On définit pour commencer un corpus de récits mythologiques qu’on veut comparer. On découpe ensuite chaque récit en menus morceaux pour répertorier les traits qui le composent: par exemple «le serpent arc-en-ciel va boire l’eau du ciel», ou «le serpent arc-en-ciel va boire de l’eau sur terre». Sur cette base, en dénombrant les traits communs, on calcule le degré de proximité entre les récits. «En partant de l’hypothèse, assez basique, que deux récits qui partagent un maximum de traits ont dû diverger à une époque récente, on peut reconstruire les arbres phylogénétiques.» Ces arbres indiquent que des récits rencontrés dans des aires culturelles différentes ont une origine partagée, et permettent d’établir l’ancienneté minimum du dernier «ancêtre» commun.

«J’ai consacré une étude aux mythes portant sur les dragons, une autre aux récits du serpent arc-en-ciel, une troisième aux mythes du combat contre le dragon, reprend Julien d’Huy. Les arbres construits à partir de ces différentes bases de données se rejoignent: le résultat correspond aux premières migrations de l’humanité.» Homo sapiens semble avoir quitté l’Afrique à deux reprises, peuplant d’abord l’Asie et l’Amérique du Sud via la Mélanésie et l’Australie (il y a quelque 100 000 ans), puis l’Eurasie et de nouveau l’Amérique via la Sibérie (il y a quelque 50 000 ans).

Pourquoi le dragon?

Comment être sûr que les différents récits de dragons ont une origine africaine commune, et qu’ils n’ont pas été inventés de façon indépendante en Extrême-Orient, en Eurasie et dans les plaines américaines? «Grâce à des outils statistiques, d’une part, qui permettent d’établir dans quelle mesure les traits des récits présents dans un arbre phylogénétique sont transmis d’une génération à l’autre au sein d’une même population. On observe également des progressions géographiques que ne sauraient expliquer des émergences spontanées, d’autant plus lorsqu’on travaille sur des récits complexes et que tous les arbres obtenus à partir de différents corpus se ressemblent», répond le chercheur.

Mais pourquoi, au juste, l’humanité a-t-elle perpétué et répandu à tel point ce récit, faisant une véritable fixation sur le dragon? Les serpents sont les plus anciens prédateurs des mammifères, et l’évolution semble avoir développé dans le cerveau des primates un système spécialisé dans la détection de cette menace rampante, rappelait Julien d’Huy dans une étude de 2013. Et «on sait depuis longtemps que, chez les humains, la perception des distances et des tailles des objets sont influencées par l’importance que leur accordent ceux qui les observent». D’où le prodigieux saut d’échelle qui transforme le serpent en dragon.

A quoi ça sert?

Quel est l’apport de la méthode phylogénétique? «Il y a trois applications directes. La première consiste à faire de la mythologie comparée une science dure, au même niveau que la génétique des populations.» L’étude des mythes peut aller plus loin que la comparaison des langues. «Prenez le détroit de Béring: le passage entre la Sibérie et l’Alaska était possible pendant une période à la fin du Pléistocène. Puis, il y a environ 12 000 ans, la bande de terre qui unissait l’Amérique à l’Eurasie a été immergée à nouveau. On a du mal à trouver des affiliations entre les langues des deux côtés du détroit de Bering. Il est facile, en revanche, de reconnaître des mythes similaires de part et d’autre du détroit. Pour remonter dans le temps, il est donc plus simple d’utiliser les mythes que les langues.»

La méthode permet également de comprendre comment la mythologie se transforme. «Les mythes semblent évoluer par équilibre ponctué. Ils sont stables pendant très longtemps, puis évoluent brusquement, avançant par à-coups. Cela peut s’expliquer par une diminution de la population: moins il y a de personnes dans un groupe donné, moins il y a de capacité de mémoire, donc le mythe évolue. On en trouve un exemple au Sahara, où l’on rencontre un récit dans lequel un humain, ou un surhumain, s’unit sexuellement à une éléphante. Ce récit semble évoluer à partir d’un autre, qui est répandu à travers le monde, dans lequel une femme épouse un chien et a des enfants avec lui. Le fait que le récit ait pris une forme très particulière au Sahara, alors qu’il s’est maintenu ailleurs de manière stable, pourrait être lié à l’assèchement progressif de la région, qui en a réduit la population.»

A-t-on coupé des têtes?

Troisième application: «Cela donne des informations sur la manière de penser de nos ancêtres, en apportant par exemple un éclairage sur l’art rupestre.» Exemples? «Le récit de la chasse cosmique, où un animal pourchassé se transforme en constellation, semble coller avec la «scène du puits» de la grotte de Lascaux. Le motif de Polyphème, où un homme s’introduit dans une grotte où vit un monstre surnaturel, puis échappe à la mort en se cachant sous le ventre ou dans l’anus d’un animal, peut être rapproché de la représentation dite du «sorcier à l’arc musical» dans la grotte des Trois Frères (Ariège).»

La mythologie du dragon pourrait éclairer, elle, les serpents décapités retrouvés à Montespan et au Tuc d’Audoubert. «Il s’agirait dans ce cas d’un rituel visant à conjurer un animal dangereux et à libérer les eaux emprisonnées. On peut le rapprocher de l’observation que j’avais faite avec Jean-Loïc Le Quellec à propos de la grotte de Lascaux, où on s’était rendu compte que les animaux dangereux étaient souvent représentés sans tête ou percés d’une flèche. Les hommes préhistoriques tentaient probablement de neutraliser les prédateurs à travers leurs images, dont ils pensaient qu’elles pouvaient s’animer.» Les grottes ornées, premier exemple de réalité virtuelle mis au point par l’humanité.