«C’est un corps dur vibrant/habité par un théâtre permanent.» «Je saisis des instants – les mains au travail – Merci ouvrier du rien.» L’idée était risquée, elle est payante. Aborder le thème de la drogue et, plus spécifiquement le quotidien du Quai 9, ce célèbre local de consommation genevois situé derrière la gare, à travers l’approche artistique du photographe poète Max Jacot, donne au sujet une humanité qui permet de combler le fossé entre le public et les usagers. Car – et c’est un leitmotiv de Drogues, représentations et réalités, qui, sous la direction de Martine Baudin, ex-directrice de Première Ligne, mêle témoignages, essais scientifiques et images fortes – la grande différence entre nous et ceux qu’on nomme les «junkies» réside dans la précarité de leurs conditions de vie. Pour ce qui est des addictions (alcool, tabac, mais aussi sport, écrans, travail, etc.), le phénomène est bien plus partagé qu’imaginé.

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Les «tox», les «junks». Lorsqu’on pense drogue, on voit des silhouettes décharnées, des figures titubantes faire la manche pour se payer leur fixe ou snife. C’est vrai, bien sûr. Les gens qui prennent le train tous les jours à Genève croisent souvent ces êtres parfois plus morts que vivants. C’est dur, et dans le livre publié ces jours aux Editions La Baconnière, ce sentiment dérangeant n’est pas évacué. Christophe, éducateur et ex-employé du Quai 9, restitue bien le malaise qu’il ressent lui-même lorsqu’il passe à proximité de son ancien lieu de travail. «Le lien n’est plus là, c’est l’image qui refait surface, ces figures informes qui déambulent. Ce n’est que par la rencontre directe que l’on peut sortir des préjugés.»

Derrière le cliché, des êtres humains

La publication donne justement cette opportunité. D’Amine, le nomade désenchanté, à Yopo, qui a tout subi, enfant, et qui voit la drogue comme «une amie», en passant par Francisco, l’ex-dealeur, qui a longtemps construit ses liens autour du produit ou Chantal, qui a enchaîné cures et rechutes et pour qui la dope est passée du plaisir au pansement, une dizaine d’usagers se racontent de manière si personnelle que le cliché se craquelle.

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Martine Baudin a eu aussi la bonne idée de donner la parole à des habitants du quartier. Sans être complaisants, ces derniers disent leur admiration pour le Quai 9, structure fondée en 2001 qui permet aux plus faibles de conserver leur dignité. Christoph, un menuisier, se réjouit même que l’emplacement occupé par le local n’ait pas accueilli un «banque-Migros-fitness, un de ces endroits où sont célébrés avec frénésie les bienfaits de la dépendance au travail et à la consommation». D’autant, précise-t-il, qu’avant Quai 9, la parcelle accueillait l’Edouard 1er, restaurant mythique «porté sur la bidoche, servie en abondance chez ce bon Edouard qui, à défaut d’être bon cuistot, était généreux».

Pierrette, une maman des environs, rapporte que ses enfants «avaient un peu peur et étaient dégoûtés par l’apparence des toxicomanes», mais une conversation dans le bus avec un «drogué plein de gentillesse» lui a permis de nuancer son avis. On y revient toujours. Seule la proximité, la rencontre véritable, permet de briser l’a priori. Ou alors, des confessions publiques, comme celle, récente, de Pierrick Destraz, le fils d’Henri Dès, qui, dans L’illustré, explique avoir été addict à la cocaïne pendant vingt ans. Or, cet artiste n’a jamais eu le visage de la détresse sociale associée à la toxicomanie. Un bon antidote aux clichés, là aussi.

L’illégalité crée la déchéance

Cette approche rejoint l’angle adopté par Martine Baudin dans son essai. En vingt-cinq ans de pratique, celle qui a été directrice de Première Ligne de 2010 à 2018, explique que, pour comprendre l’usage des drogues, elle a dû questionner ses «propres dépendances». Plus haut, elle note que le consommateur a plusieurs visages. Il est un délinquant, du point de vue répressif. Un malade du point de vue médical. Et devrait être un acteur de son quotidien, selon les professionnels du social. La seule barrière qui l’empêche d’accéder à ce statut? La précarité de ses conditions de vie dans laquelle le plonge le prix de la drogue due à son illégalité.

Martine Baudin écrit ceci, et ça claque: «Les usagers de drogue dérangent, car ils sont les plus visibles dans l’espace public. Pourtant, ils ne représentent qu’une infime partie de la population en proie à des addictions. On oublie encore trop souvent les addictions sans produits psychotropes, comme, par exemple, la dépendance au jeu, au sexe, aux écrans ou encore à son téléphone portable.» Pour autant, l’assistante sociale ne sous-estime pas «les conséquences délétères des substances psychoactives agissant sur le cerveau». Mais elle place sur le même plan tabac, alcool, médicaments, cannabis, drogues de synthèse et héroïne, et met plus l’accent sur la réduction des risques (pureté du produit, association de diverses substances, contexte de consommation, état physique, psychologique et financier du consommateur) que sur le caractère légal ou illégal des produits.

Double discours

Car, au fond, observe le philosophe Frédéric Orobon dans sa passionnante introduction, la société libérale est parfaitement hypocrite. D’un côté, elle oblige chacun à se dépasser, de l’autre, elle sanctionne ceux qui recourent à des substances pour atteindre les résultats requis, ou simplement supporter cette pression. Autre hypocrisie? Cette même société fait l’apologie du plaisir, mais condamne les paradis artificiels, pas tous, d’ailleurs, et pas avec la même violence selon où l’on se place sur l’échiquier social. L’enseignant à l’Université de Bourgogne établit dès lors ceci: il faut accepter que notre liberté repose sur un fond de dépendances procurant des plaisirs et apprendre à gérer ces plaisirs plutôt que se rêver indépendant. Poussant sa logique plus loin, Frédéric Orobon avance même que les usagers de drogue ont quelque chose de particulier à nous enseigner, puisque, bien souvent, ils parviennent à garder le contrôle d’une démarche qui implique la perte de contrôle!

D’ailleurs, poursuit, Jean-Félix Savary, secrétaire général du Groupement romand des addictions, la répression et la prévention sont des phénomènes relativement récents. Ce n’est qu’au XIXe siècle que l’alcool commence à être vu comme une «maladie» et accusé d’entamer la volonté. Ironie libérale, là encore. On «pathologise» les buveurs pour faire passer la pilule du déséquilibre social. Les pauvres ne sont pas pauvres à cause des injustices qui se creusent au fil de l’enrichissement de la société capitaliste, les pauvres sont pauvres car ils boivent. Une attitude qu’on retrouve aujourd’hui dans les quartiers défavorisés des villes américaines, avec la consommation de stupéfiants, note Jean-Félix Savary.

Société addictogène

Longtemps, les deux piliers politiques face aux drogues étaient la répression et le traitement. La prévention est arrivée après, suivie de la réduction des risques évoquée plus haut et qui sort de la logique paternaliste en donnant une marge de manœuvre au consommateur. 1991 reste une date marquante à cet égard en Suisse. Pour la première fois, nos autorités établissent une politique – la fameuse politique des quatre piliers – qui ne lie plus la prévention à la diminution de consommation.

«Face aux échecs répétés pour cadrer les consommateurs, l’objectif n’est plus l’abandon de la consommation, mais la gestion des conséquences dommageables qui y sont liées», détaille Jean-Félix Savary. Plus loin, il questionne: «Notre temps valorise l’émotion, la vitesse et l’intensité. Il y a là une homologie saisissante avec ce que peuvent apporter les drogues. C’est pourquoi l’addictologie française parle de la «société addictogène» pour évoquer ce phénomène. A l’heure du neuromarketing, est-il encore possible de se reposer sur une vision de l’individu rationnel, qui prend des décisions en toute liberté, selon son jugement?»

Des photos et des mots

Les photos et dessins de Max Jacot y répondent à leur manière. Couleurs vives, images dédoublées, décadrées, jeux de mots et textes croisés, travail à la peinture sur les clichés: l’univers de l’artiste qui s’est spécialisé dans la documentation de son quartier raconte le tumulte de notre société. Du Quai 9, on voit des corps et des mains, des dos aussi, mais jamais de visages en entier, pour respecter l’anonymat des usagers. Pourtant, on ressent fortement ces personnes en quête d’un lieu protégé. Cet ouvrage leur redonne une identité.


Drogues, représentations et réalités. Le Quai 9, une expérience genevoise. Ed. La Baconnière, Genève, 2019.