Du LSD au bureau
Dans la Silicon Valley, c’est déjà pratique courante. Le phénomène du microdosing a émergé au cours des cinq dernières années et pourrait bien préfigurer la manière dont les drogues seront utilisées dans un avenir proche. Il consiste à prendre, de préférence le matin, une petite quantité de MDMA (composante de l’ecstasy), de LSD ou de psilocybine (principe actif des champignons hallucinogènes). Tout est dans le dosage: juste assez élevé pour améliorer ses performances au travail, mais pas trop, pour éviter l’effet planant de la drogue, handicapant au bureau. Les adeptes du microdosing sont surtout des jeunes en pleine ascension professionnelle dans un univers ultra-compétitif. Comme ces substances ne sont pas – pas encore? – vendues en pharmacie avec une notice d’emballage, ils se retrouvent sur des forums en ligne pour échanger des informations sur les doses à prendre, les écueils à éviter, ou simplement partager leurs expériences.
Il y a quatre ans, Jérémie** se rendait sur ces plateformes de discussion d’abord pour se renseigner, en débutant du microdosing. Désormais, il est trip sitter: il conseille à son tour, sur ces mêmes sites, les jeunes en quête de nouvelles expériences. Le Suisse, actif dans la branche créative, a commencé à prendre de la psilocybine en microdose lors d’un voyage aux Etats-Unis. C’est le déclic. Pendant six mois, il dévore tout ce qu’il peut lire à ce sujet.
«On est dans l’hypercontrôle»
Lorsqu’un projet lui demande une attention soutenue, il absorbe un dixième de la dose prise habituellement pour planer: «Ça me fait l’effet d’un super café. Un tunnel de concentration s’ouvre, je fais abstraction de tout ce qui n’est pas important. On n’est pas dans la perte de contrôle. Au contraire, on est dans l’hypercontrôle.» Pour une expérience plus «spirituelle», il augmente la dose.
Jérémie utilise aussi cette substance en automédication, pour combattre le spleen hivernal, ou lors d’un coup de blues. Sans effet secondaire, affirme-t-il: «Le risque existe surtout pour les jeunes qui abusent des champignons. La psilocybine joue un rôle amplificateur. En excès, elle peut virer au désastre. Comme la marijuana, elle peut révéler un problème psychique préexistant.»
A 46 ans, les grands voyages sous champignons hallucinogènes de son adolescence ne l’attirent plus. Il s’intéresse moins à modifier son esprit qu’à l’améliorer. Et peu lui importe que les stupéfiants soient légaux ou non. Il fait pousser ses champignons dans sa cave à partir de spores achetées en ligne aux Pays-Bas.
Quête stupéfiante
Dans le berceau du high-tech, les substances psychoactives font partie d’un mode de vie ou d’une béquille pour certaines personnes et n'intéressent pas les autres. «Les autorités ne se préoccupent pas du microdosing car ce n’est pas un problème de santé publique, souligne Steve Rolles, analyste pour Transfort, une organisation britannique qui milite pour la légalisation de toutes les drogues. Ce n’est pas un usage de stupéfiants problématique, ni récréatif, mais fonctionnel. Les produits étant utilisés en dessous de leur dose psychoactive, il n’y a pas de risque d’overdose.»
Francesco Panese, professeur d’études sociales de la médecine et des sciences à l’Université de Lausanne, parle d’«équipement moléculaire de la vie». Il voit dans ce phénomène «l’alliance d’un anticonformisme héritier du mouvement hippie et d’un courant néolibéral mû par des objectifs de performance. Le joint entre ces deux tendances, c’est l’individualisme et la quête du contrôle de soi.» C’est aussi, selon lui, le reflet d’un changement dans la perception des drogues.
Au cours des dernières années, avec la remise en question de la prohibition des stupéfiants et la légalisation du cannabis dans plusieurs Etats américains, on assiste à une dédramatisation de la toxicomanie. «Les frontières entre drogues légales et illégales se brouillent, remarque de son côté Frank Zobel, directeur adjoint d’Addiction Suisse. La «défonce» n’est pas vraiment le terme de l’époque. Nous sommes davantage dans une quête d’expérimentation, de bien-être ou d’émotions. Les consommateurs sont plus divers, curieux et prêts à essayer, mais aussi soucieux de leur santé et avides d’informations.» Aux Etats-Unis, dans les Etats qui ont légalisé l’herbe, par exemple, l’image de ce produit a changé, il est devenu plus acceptable: «On voit des personnes âgées faire leurs emplettes dans des shops de cannabis», ajoute le spécialiste.
Lois dépassées
Alors demain, tous sous LSD à la cafétéria? Les jeunes de la Silicon Valley s’interrogent. Dans les témoignages sur les forums en ligne, certains se demandent pourquoi une substance aux effets secondaires potentiellement dévastateurs comme l’Adderall se trouve en pharmacie, et pas la psilocybine, par exemple. Un mouvement, encore quasiment invisible hors des cercles d’initiés, milite pour la légalisation des champignons magiques. Steve Rolles en est convaincu: après le cannabis, il préfigure le prochain débat entre prohibitionnistes et tenants d’une régulation du marché. Le signe, selon lui, que les lois sont dépassées par la réalité et que les autorités ont besoin en urgence d’un regard neuf: «Les drogues ne vont pas disparaître. Le grand défi à l’avenir, pour les pouvoirs publics, sera de trouver des modèles de régulation appropriés de tous les stupéfiants, en fonction de leur dangerosité.». A quoi ressemblerait une société où toutes les drogues seraient légales? «Les consommateurs n’iraient pas les acheter dans une ruelle sombre mais à la pharmacie, comme des médicaments. Elles deviendraient ennuyeuses», imagine Steve Rolles.
L’essayiste britannique Johann Hari pense que l’approche prohibitionniste des stupéfiants s’effondre sous le poids de son inefficacité. «Le gouvernement américain a dépensé des milliards dans la répression. Mais à la fin, il n’est même pas capable d’empêcher la drogue de circuler dans ses prisons.» Et pendant ce temps, la MDMA maintient l’élite de la Silicon Valley dans un état de béatitude productive. A moins qu’elle ne lui permette d’inventer des remèdes contre l’addiction, ou alors les drogues du futur. Et, qui sait demain, les paradis artificiels seront peut-être virtuels?
** Prénom d’emprunt.