Sami Coll: Partons des bases. En ayant accès aux données d’une personne – une sorte de journal intime numérique – il est possible de reconstruire largement sa vie. A condition qu’il y ait une volonté politique et de l’argent, les possibilités technologiques sont pratiquement infinies. Dans ce cadre, on peut imaginer les pires des scénarios pour les Américaines qui souhaitent avorter. Géolocalisation, e-mails, messages, réseaux sociaux, systèmes de paiement, applications de traçage du cycle menstruel: tous les outils pourraient être utilisés pour les traquer et les punir.
Comment?
Il y a d’abord la suspicion: la police pourrait fouiller dans les données d’une femme suspectée d’avoir avorté. Mais ça ne s’arrête pas là. Une criminalisation a priori et ciblée de celles qui pourraient potentiellement recourir à l’IVG pourrait être mise en place: on identifierait celles qui sont allées à un premier contrôle gynécologique, on traquerait ensuite leur géolocalisation pour voir si elles passent une frontière pour se rendre dans un autre Etat. Enfin, il ne faut pas penser que la justice et la police seraient les seules intéressées. Des associations extrémistes pro-vie peuvent se substituer aux autorités, s’approprier des outils numériques en créant de faux sites d’information sur l’IVG, engager des hackers, acheter des données et créer d’immenses listes de dénonciation. Le recoupement ouvre des mines d’informations.
Tout cela prédit une catastrophe, une chasse aux sorcières, et même si des lois viendront, je l’espère, encadrer tout cela, il y a de quoi s’inquiéter. D’ailleurs, le rapport «Pregnancy Panopticon» de l’organisation STOP (The Surveillance Technology Oversight Project) montre comment les femmes enceintes sont déjà traquées par les outils numériques, et comment cela pourrait s’aggraver.
Est-ce la première fois à l’échelle occidentale que Big Brother entrerait à ce point dans nos intimités?
Je dirais que nous sommes déjà dans une société de surveillance généralisée mais hétérogène: les bases de données existent partout, mais grâce à des lois et à nos démocraties, elles ne peuvent pas forcément être croisées ou devenir centralisées. On parle plutôt de «Little Brothers». Or, ce que le monde d’après Roe v. Wade appelle à l’esprit, c’est une avancée dans la prise de pouvoir et de contrôle sur les corps, théorisée en 1976 déjà par Michel Foucault dans Histoire de la sexualité. Ici, on pourrait appeler ça un «biopouvoir hybride», tant exercé par l’Etat que par des privés.
En 2017, une femme du Mississippi a accouché d’un bébé mort-né. Dans son historique internet, il apparaissait qu’elle avait cherché des pilules provoquant une fausse couche et cela a été utilisé comme preuve pour l’accuser de meurtre. Cette situation pourrait arriver à n’importe quelle femme dans l’Amérique d’après Roe v. Wade?
Ce cas est doublement, et extrêmement, parlant. Autant par la violence de ce jugement (une peine de prison, qui avait ensuite été abandonnée), que par son côté anodin (de simples recherches sur internet comme supposées preuves). Cet exemple montre aussi à quel point la punition peut nous rattraper bien après que l’on eut semé des informations en ligne. Il ne faut pas non plus oublier que des données dormantes, a priori peu sensibles à un moment X, peuvent être utilisées contre nous suite à un changement de régime politique, par exemple. L’Amérique post-Roe est une excellente illustration du faux sentiment de sécurité qui se retourne contre les gens qui pensent n’avoir «rien à cacher».
C’est-à-dire?
Dans nos démocraties libérales et progressistes, on a tendance à ne pas trop s’inquiéter. Or, il suffit d’un durcissement de régime pour que le cauchemar de la surveillance se révèle. La présence de l’extrême droite au pouvoir peut faire pencher la balance.
La seule solution pour les Américaines concernées par l’IVG qui veulent protéger leurs données et leur liberté, c’est donc de vivre cachées?
A peu de chose près. Il ne faut rien publier d’explicite sur les réseaux, garder son téléphone éteint et communiquer depuis une cabine téléphonique, s’il en reste, durant le voyage vers l’Etat où elles se feront avorter. Cela montre à quel point la criminalisation est forte.
Des discriminations pourraient émerger entre les personnes qui ont plus de moyens de protéger leurs données et les autres?
Oui. Les riches et les classes sociales plus éduquées auront par exemple plus facilement accès à des services médicaux complaisants, coûteux, qui pourraient agir discrètement, peut-être avec le service d’avocats qui feront en sorte de ne pas laisser de traces. On dit que la vie privée est un privilège de riches. Le droit à l’avortement devient de facto lui aussi un privilège de riches. Les inégalités sociales seront assurément encore davantage creusées.