Aux origines de la «cancel culture»
Tous annulés? (1/5)
AbonnéAttisées par les réseaux sociaux et un climat délétère aux Etats-Unis, les dénonciations de personnes aux propos ou comportements jugés problématiques se multiplient. Tout comme la dénonciation de ceux qui dénoncent. Et si le principe était aussi vieux que la politique?

Renommer des livres, déboulonner des statues, dénoncer en masse des comportements individuels sur les réseaux… La «cancel culture» est pour certains le moyen de reprendre une parole bafouée, et pour d’autres, une manière de museler ceux qui expriment des opinions contraires. Dans une série d'articles, Le Temps explore plusieurs facettes de ce «phénomène».
«La «cancel culture» ou «comment lyncher sans réfléchir», «Au secours, les maccarthystes reviennent», «Trouvaille absurde de la gauche américaine»… Depuis la rentrée, le concept de «cancel culture» fait la une des médias francophones, pour relayer ce qui serait devenu une nouvelle «culture de l’annulation» régnant désormais aux Etats-Unis et orchestrée par le camp des progressistes pour faire taire ceux qui ne partagent pas les mêmes idées.
Une affaire suffisamment sérieuse pour que, début juillet, 150 intellectuels anglo-saxons – parmi lesquels J. K. Rowling, Salman Rushdie, Noam Chomsky, Gloria Steinem ou encore Margaret Atwood – signent une tribune dans le magazine américain Harper’s pour dénoncer un climat de menace se diffusant jusque dans les facs, les journaux et les entreprises… Quelques jours plus tard pourtant, 160 intellectuels et journalistes répliquaient par une contre-tribune affirmant que la «cancel culture» serait en réalité une manière de «traiter les problèmes du pouvoir: qui l’a et qui ne l’a pas»… Si ce concept de «culture de l’effacement» attise autant les passions, c’est bien parce qu’il masque la violence du vieux jeu de la politique.
Effacer son adversaire
«La liberté d’expression est toujours évoquée de façon dépolitisée, et ceux qui protestent contre certains discours voient leurs préoccupations réduites à des pulsions moralisatrices. On parle du «camp du bien», ou alors on leur attribue des morbidités psychologiques: «ultrasensibilité», «hystérie», observe Denis Ramond, docteur en sciences politiques et spécialiste de la liberté d’expression dans l’histoire des idées.
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«Et il n’y a rien de surprenant à cela puisque la liberté d’expression est en réalité une notion politique qui engage la visibilité d’individus ou de groupes dans l’espace public, et le type de parole habilitée à circuler. Ce n’est donc jamais une simple affaire de «débat», qui est une notion éminemment creuse, mais bien d’existence politique et sociale. Et ceux qui déplorent la «cancel culture» aujourd’hui découvrent seulement ce qu’est la politique, qui a toujours consisté à effacer son adversaire, délégitimer son vocabulaire, s’approprier des mots et des images, pour être maître des symboles.»
Rien de neuf, donc, sur le front de la parole politique, mais une expression inédite pour traduire un climat de tension toujours plus extrême, qui a fait d’amusantes circonvolutions avant de désigner cette guerre du langage, comme le démontrent divers journalistes anglo-saxons qui se sont adonnés à un admirable travail de spéléologie.
«Comme une blague»
Selon le média Vox, le terme «cancel» apparaît d’abord dans le film New Jack City, en 1991, quand l’acteur Wesley Snipes, dans la peau d’un méchant dealer, réclame que l’on «efface» (cancel) sa petite amie. L’expression ressurgit en 2014, dans une téléréalité américaine, alors qu’un candidat lance à une adversaire qu’il l’annule (cancel) et commence alors à frémir sur internet, mais «comme une blague», précise le New York Times.
En 2018, c’est au tour du rappeur Kanye West, après avoir provoqué un scandale en déclarant que «l’esclavage était un choix», et en médiatisant son soutien à Donald Trump, de s’inquiéter en interview de la réaction de ses fans: «Je vais être effacé. Ils vont m’effacer parce que je n’ai pas effacé Trump», confie-t-il. Précision: son album suivant battra des records de ventes… La même année, le New York Times publie un article intitulé «Tout le monde est effacé», consacré à la vague de désamour de fans vis-à-vis de personnalités ayant tenu des propos controversés (racistes, misogynes…).
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La «cancel culture» progresse, jusqu’à son apogée actuel. Et même les politiques s’en emparent. De Donald Trump, pourtant maître des appels au boycott, qui définissait le 3 juillet dernier la «cancel culture» comme «l’arme politique» de «gens démoniaques»…, à Barack Obama, fustigeant, à la fin de 2019, non pas la «cancel culture», mais le call-out pratiqué sur les réseaux sociaux: soit une manière d’interpeller autrui à travers des tweets réducteurs: «Ce n’est pas vraiment de l’activisme. Ce n’est pas comme ça qu’on fait changer les choses. Si vous ne faites que jeter la pierre, vous n’irez sûrement pas très loin»…
Expier devant tout le monde
Et pourtant, la dénonciation publique n’est pas neuve, rappelle Olivier Richomme, maître de conférences en études américaines à l’Université Lyon 2: «Ce procédé très américain existait notamment déjà à travers la dénonciation de personnalités célèbres ayant commis ce qu’on estimait être une «faute», avant d’aller faire leur mea-culpa à la télévision. On appelle ça le shaming: faire honte. Aux Etats-Unis, on aime voir des puissants expier devant tout le monde…» La nouvelle vague de dénonciations sur les réseaux sociaux montre selon lui «à quel point la société américaine est traversée par un déchirement culturel et identitaire, dans un climat délétère entretenu par Donald Trump».
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Et qui se crispe autour de la notion même de liberté d’expression… dans un pays où la liberté d’expression est inscrite dans la Constitution. «Ce qui est intéressant avec cette «cancel culture», c’est qu’elle oppose deux conceptions de la liberté d’expression, souligne Denis Ramond. Or ce combat remonte déjà aux années 1970: la liberté d’expression était alors rattachée symboliquement à l’anarchisme et à la lutte pour les droits civiques, mais, en quelques années, elle est devenue associée à un conservatisme insensible à la manière dont les mots et les images définissent le destin des minorités et des groupes dominés. L’affaire la plus représentative de ce basculement est celle de Skokie, du nom de la ville où se trouvaient de nombreux rescapés de la Shoah, et où des néonazis avaient obtenu l’autorisation de défiler. S’ils ne l’ont finalement pas fait, l’affaire a symboliquement marqué la mutation de la signification politique de la liberté d’expression aux Etats-Unis. Et c’est contre cette forme de liberté d’expression que certains groupes ont pratiqué l’activisme, la dénonciation et le shaming.» Et aujourd’hui, la «cancel culture».