égalité
Il a été le foyer à partir duquel le feu #MeToo s’est embrasé. Le cinéma s’adapte aujourd’hui au monde de «l’après»: le métier de coordinateur d’intimité est apparu sur les plateaux de tournage

Le Festival de Cannes commence le mardi 17 mai, et les Suisses y seront bien présents. Nous proposons une série d’articles jusqu’à dimanche.
Le passage de la vague a été brutal. Terreau amèrement fertile du mouvement #MeToo, le cinéma tente aujourd’hui de dessiner l’après. Un nouveau rôle a fait son apparition sur les plateaux de tournage: celui d’une gardienne, souvent une femme, de l’intimité et du consentement. Comme pour fixer un juste curseur entre le nécessaire, le réaliste, l’acceptable et l’intolérable. Décryptage, au moment où le Festival de Cannes déroule sa 75e édition.
«Je ne suis pas la police de la «bonne morale». Il s’agit simplement de poser un cadre professionnel sur les scènes de sexe ou de nudité», précise d’entrée de jeu Monia Aït El Hadj au bout du fil depuis Paris. Elle est coordinatrice d’intimité et serait même «la première en France». Cette ancienne responsable juridique de 46 ans, passionnée de cinéma et de psychologie, raconte comment elle s’est retrouvée, dans un virage de carrière, après avoir suivi une école de cinéma, sur les bancs d’une formation inédite aux Etats-Unis. C’était en 2019, auprès d’Amanda Blumenthal, intimacy coordinator, l’une des pionnières en la matière outre-Atlantique. Trois ans après, le métier arrive sur les plateaux suisses. La société de production zurichoise Zodiac Pictures y a par exemple fait appel pour le long métrage 99 Moons, réalisé par Jan Gassmann et sélectionné à Cannes cette année (section ACID).
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Définir où commence l’intime
Les missions de Monia Aït El Hadj, qui a notamment travaillé sur le plateau de la saison 2 de la série Netflix Emily in Paris, commencent des semaines avant le tournage. «Je lis d’abord le scénario, j’identifie les scènes qui nécessitent mon intervention puis des allers et retours ont lieu entre le réalisateur, les comédien·nes et moi», détaille-t-elle. Les définitions de l’intimité, aux contours aussi personnels que mouvants, sont mises sur la table et accueillies sans tabou. Le graal: arrêter un équilibre admissible entre le script, les souhaits du réalisateur et les limites individuelles des acteurs et actrices.
Trouver des solutions vestimentaires pour masquer les parties intimes est aussi au programme. S’ensuit la signature d’un protocole – une pratique qui n’est pas fondamentalement nouvelle, les clauses régissant la nudité existant déjà bien avant #MeToo. Après quelques répétitions, vient alors le moment d’allumer les caméras. Monia Aït El Hadj continue: «Durant tout le processus, je vérifie que le protocole soit respecté, qu’il n’y ait que les personnes indispensables sur le plateau quand ça tourne, et je m’assure du consentement des comédiens.» La coordinatrice veille également à la construction de scènes qui soient les plus réalistes possible.
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Des scènes aussi techniques que les cascades
Si son métier est relativement récent, l’objet de son attention – les scènes intimes – est aussi vieux que le cinéma. Or si le corps est un outil artistique et narratif, il ne doit pas dépasser ce cadre-là, estiment les actrices suisses Noémie Kocher, Janine Piguet et Noémie Schmidt, que Le Temps a contactées. Aucune d’entre elles n’a travaillé pour l’heure avec une coordinatrice d’intimité. Elles racontent des tournages où le malaise des comédiens est bien souvent au rendez-vous à l’heure de mimer l’amour et le sexe. «Le public imagine que ces scènes sont une partie de plaisir, c’est en réalité tout sauf cela», confie Noémie Kocher, qui est aussi scénariste et a tracé sa carrière entre Genève et Paris.
L’actrice Janine Piguet assure: «On est terrorisés, les femmes comme les hommes. On doit outrepasser la peur et je nous trouve très courageux.» C’est qu’il y a le dévoilement et la gêne, auxquels s’ajoute la précision des angles à tenir pour cacher ce qui doit l’être tout en esquissant des gestes crédibles dans le registre de la tendresse et de la complicité. «Ces scènes sont aussi techniques et difficiles à régler que les cascades, en plus d’être souvent très floues dans le scénario», indique Noémie Kocher. La même analogie est d’ailleurs utilisée par Monia Aït El Hadj: «Si on tourne une cascade, le réalisateur ne va pas juste ouvrir la fenêtre et dire à son comédien de sauter. Pour la simulation du sexe, c’est pareil. On ne peut pas juste dire aux acteurs: «Allez-y, vous le faites bien dans votre vie personnelle!» Elle revendique l’importance de ce rôle d’information, de sécurisation et de chorégraphie.
«On m’a suppliée, menacée, manipulée»
Chez les actrices, les souvenirs de certains plateaux sont parfois pénibles, voire douloureux. Noémie Schmidt a été «énormément» appelée à jouer l’intime. La Valaisanne raconte: «Quand j’ai questionné des séquences, je n’ai pas toujours été écoutée. Et quand j’ai refusé de faire certaines choses, j’ai été l’objet d’énormément de pressions de la part des producteurs, des réalisateurs, mais aussi des acteurs. On m’a suppliée, menacée, manipulée.» Janine Piguet, elle, se souvient de ce jour où un comédien lui a glissé une remarque d’ordre pornographique juste avant la prise. «Ça m’a choquée, j’ai dû faire cette scène avec lui dans un lit, c’était horrible. Tout se passe très vite et je pense qu’on doit apprendre à parler sur le moment.» Marquer son désaccord, exiger, formuler des conditions très claires par écrit: les comédiennes ont petit à petit opté pour la fermeté et témoignent aussi d’expériences, pour certaines, très positives.
Du côté des hommes, le Vaudois Kacey Mottet Klein dit avoir eu affaire depuis ses débuts dans le 7e art à des professionnels très à l’écoute. Il se remémore toutefois une fois où, sans l’avertir, on a tenté de le «forcer psychologiquement» à changer la teneur d’une scène. «Une actrice et moi étions censés seulement nous embrasser. Elle était à peine majeure, et cela me déstabilisait déjà. Au dernier moment, le réalisateur a exigé que nous nous déshabillions. Elle devait se mettre en soutien-gorge, moi à moitié nu. Nous avons refusé, il a insisté lourdement, mais on lui a tenu tête.»
Un cadre, voire un pare-feu
Dès lors, l’engagement d’une coordinatrice d’intimité est-il perçu comme nécessaire pour que les acteurs se sentent protégés? Pour Noémie Kocher, «si cette présence rassure tout le monde et qu’elle crée de la confiance et de la douceur dans des moments vécus de manière fébrile et tendue, c’est formidable». Sur le plan artistique, on y gagnerait, estime Janine Piguet, qui voit à travers l’expertise d’une professionnelle une occasion de créer des séquences originales et bien pensées. La Romande, qui est elle-même réalisatrice et productrice, perçoit en revanche un danger: «Il ne faut pas que ce nouveau rôle devienne un outil légal de plus pour se décharger d’une responsabilité en cas de viol, même si les violences sexuelles surviennent plutôt hors des plateaux.»
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Noémie Kocher partage cet avis. Elle avait été l’une des rares femmes, au début des années 2000, à soulever la chape de plomb pesant sur le cinéma en portant plainte contre le réalisateur Jean-Claude Brisseau. Ce dernier avait été condamné pour harcèlement sexuel en 2005. «Cette situation, extrêmement violente, s’était déroulée en casting et en répétition. Sur le plateau, il me semble avoir toujours été face à des gens bienveillants», livre-t-elle. Rappelons en revanche la confession d’Alyssa Milano qui, en 2019, avait témoigné d’un abus sexuel subi alors que la caméra tournait.
Pour Kacey Mottet Klein, si «tout le monde est protégé, sur le plateau et du côté des productions, c’est un bon compromis». Le Vaudois ajoute qu’il faut «encadrer ce milieu où il règne beaucoup d’admiration, de machisme et de patriarcat, et où des gens malveillants peuvent aisément avoir une emprise sur vous».
Une «impunité énorme»
Par ailleurs, Noémie Schmidt n’hésite pas à afficher une position tranchée. Pour elle, le fait que le cinéma ait besoin de coordinatrices d’intimité révèle de profondes failles. La Valaisanne dit avoir connu sensiblement plus de tournages «avec harcèlement que sans». Elle lance: «Si on se retrouve face à des soucis de consentement, c’est qu’il y a des soucis d’écoute. En France, un problème majeur réside dans le fait que des personnes sous le coup d’accusations de violences sexuelles continuent de tourner en studio en marge de leur procès. Il y a une impunité énorme.» Elle considère ainsi que l’engagement de gardiennes de l’intimité ne serait qu’un «pansement temporaire» posé sur une plaie dont la cicatrisation prendra du temps… à condition qu’on veuille bien s’en occuper.
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On le voit, celles et ceux qui aspirent à un cinéma post-#MeToo demeurent vigilants. Pour que cette nouvelle ère advienne, c’est toute la représentation de la sexualité qu’il faut repenser. Que veut-on raconter et comment s’y prendre, dans le respect de chacun·e? To be continued…