Explorer le genre grâce à la réalité virtuelle
Aimer, futur indicatif (3/5)
AbonnéDes projets innovants en VR cherchent à interroger les questions de genre et de sexualités, en permettant d’«incarner» un point de vue, un corps ou un vécu différent du sien

Les genres ne connaissent plus de frontières, les contours de nouvelles formes d’amour se dessinent, tout comme celles de la famille. Cette semaine, Le Temps explore le(s) futur(s) de nos identités et de nos relations amoureuses.
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La première fois que j’ai mis un casque de réalité virtuelle sur ma tête, j’ai découvert un autre monde. Monde qui s’inspire pourtant du réel, puisque le procédé consiste à recréer artificiellement un environnement dans lequel on a l’impression de se mouvoir. Ce jour-là, à l’aide de cette technologie immersive, j’ai nagé avec des dauphins. Je savais que je ne le faisais pas pour de vrai, mais l’impression était vertigineuse. J’ai découvert par la suite des usages plus politiques de la réalité virtuelle.
Par exemple, auprès de Guillaume Clere, de l’entreprise Reverto, qui travaille sur la manière dont la VR (pour «Virtual Reality») peut aider à comprendre les violences de genre. Un de ses prototypes, auquel j’ai contribué, La Traque, porte sur le harcèlement sexuel. Dans cette expérience, l’utilisateur-ice visionne plusieurs scènes en adoptant le point de vue de Lucie, une employée harcelée par son collègue de bureau. «Notre société est structurellement sexiste et assigne des rôles sociaux aux femmes et aux hommes. L’idée est de remettre cette réalité en question en se glissant dans la peau de la victime», explique Guillaume Clere.
Lutte contre les discriminations
Ainsi, pour certain-es professionnel-les de la VR, celle-ci représente un outil pour lutter contre les discriminations et, plus largement, interroger les questions d’identités de genre et de sexualités. C’est ce que défend Jonah Lamers, producteur au sein du collectif audiovisuel néerlandais The Transketeers, qui développe en ce moment un projet en réalité virtuelle pour sensibiliser des lycéen-ne-s à la transphobie, c’est-à-dire les comportements hostiles à l’égard des personnes transgenres, qui ne se reconnaissent pas dans le genre qu’on leur a assigné à la naissance.
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Ce projet propose d’incarner le point de vue d’un adolescent concerné, victime de harcèlement scolaire et de «mégenrage», soit le fait d’être désigné-e par un genre qui n’est pas le sien. «Le fait «d’expérimenter» une situation par la VR est très différent que de l’entendre être racontée. Cela donne matière à penser. Vous ne saurez peut-être jamais ce que c’est que d’être trans, mais au moins vous pouvez voir ce que cela fait de se sentir différent-e», explique-t-il. Jonah Lamers, qui est lui-même un homme trans, a aussi travaillé sur un autre projet en VR, dans lequel le spectateur ou la spectatrice «vit» une journée à travers son regard. On se «voit» dans son corps et dans ses vêtements, chez lui avec sa compagne, dans un moment de tendresse qui contraste avec les scènes d’extérieur, où tous les regards des passant-es se tournent vers lui. «J’ai vécu beaucoup de harcèlement et ça devait faire partie de l’expérience: essayer de ressentir le fait de ne pas être perçu-e comme «normal-e» ou «dans la norme», précise-t-il.
Des travaux de recherche ont d’ailleurs démontré les vertus de la réalité virtuelle sur la propension à ressentir de la compassion pour autrui. Une étude conduite par des chercheur-ses de l’Université Stanford a montré que les participant-es ayant visionné un film en réalité virtuelle sur les personnes sans abri étaient plus empathiques envers les SDF, et plus susceptibles de signer une pétition pour les soutenir, que celles et ceux qui avaient été exposés à un message de sensibilisation plus classique. D’autres études font le lien entre les expériences en VR qui permettent d’incarner une personne différente de soi et la remise en question de ses propres préjugés.
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Explorer en sécurité
Certaines personnes trans, non binaires (dont l’identité n’est ni «homme», ni «femme») ou en questionnement sur leur identité s’approprient aussi la VR pour explorer la fluidité du genre. «C’est une façon d’expérimenter des choses avec son apparence et son identité dans un espace virtuel sécurisant, car la société peut être un endroit hostile pour le faire», souligne Jonah Lamers. Par exemple, en incarnant un avatar qui ressemble davantage à l’apparence à laquelle on s’identifie. C’est ce qu’a vécu Zambina, jeune femme trans qui n’a pas fait de coming out auprès de ses proches et qui utilise la plateforme de jeu en réalité virtuelle VRChat pour se créer un avatar féminin. «C’est tellement thérapeutique, même si c’est virtuel. Cela aide à soulager la dysphorie de genre [sentiment d’inadéquation entre son sexe assigné et son identité de genre], explique-t-elle au média Digital Trends.
Le collectif canadien Queer Code, lui, a mis au point une expérience en réalité virtuelle qui consiste à évoluer dans un monde fictif en entendant des témoignages de personnes queers victimes de discriminations. «L’intention est d’élargir les perspectives sur la marginalisation en fonction du genre ou de la sexualité. Il s’agit de créer un sentiment de compréhension autour de cette lutte», explique Dylan Paré, chercheur-se à la tête du collectif.
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La machine ne fait pas tout
Le groupe BeAnotherLab, spécialiste de la VR, a quant à lui mis au point un système qui a beaucoup fait parler de lui: The Machine to Be Another ou Gender Swap. Ce dispositif permet à deux individus «d’échanger» leurs points de vue à l’aide de casques de réalité virtuelle. Les deux personnes synchronisent leurs mouvements et voient leur corps et le monde à travers le regard de l’autre. Concrètement, si je fais l’expérience en même temps qu’un homme et que je touche mon ventre en regardant ma main, j’aurai l’impression «d’avoir» le ventre de cet homme et lui-même aura l’impression que son corps a l’apparence du mien. Là encore, l’idée est de questionner notre rapport aux autres et aux normes.
Pour autant, la machine ne fait pas tout. «Cela ne m’a rien appris que je ne savais déjà et ce n’est pas toujours réaliste. Avoir l’impression de contrôler un corps qui n’est pas le mien, c’est ce que j’ai ressenti durant vingt années de ma vie», m’explique de son côté l’auteur-e américain-e trans non binaire Austen E. Osworth. «Par contre, cela m’a offert un vocabulaire pour expliquer la dysphorie à d’autres personnes. En ce sens, la réalité virtuelle est utile.» Dans un texte qu’iel a publié sur le sujet dans le média Quartz, l’écrivain-e explique ce à quoi iel voudrait que le genre ressemble: «un jeu de rôle» ou «un costume» qu’on peut choisir d’enfiler, ou pas.