«On a toujours autant de mal à parler clairement des violences masculines chez Le Temps, écrit une internaute sur Twitter en partageant la photo d’un article publié le 28 juillet et corrigé par ses soins. Intitulé «Le corps d’une jeune femme découvert dans le canton de Zurich», cette dernière propose la variante suivante: «Un homme a tué une jeune femme dans le canton de Zurich». Une remarque intéressante, mais qui ne prend pas en compte les exigences du journalisme.

L’exercice de notre métier repose sur la vérification des faits et doit prendre en considération des règles éditoriales, déontologiques et juridiques. Le poids de chaque mot doit être mesuré. Cet article a été publié le jour de l’annonce des faits, alors que l’enquête judiciaire était toujours en cours. Ecrire «un homme a tué» avant que l'enquête ne soit terminée aurait été un raccourci trop rapide. 

L’impact sur notre perception

Pourquoi alors ne pas employer le conditionnel? «Ce n’est pas dans les habitudes de la rédaction», justifie Célia Héron, cheffe de la rubrique Société du Temps. Chargée des publications web ce jour-là, elle se souvient s’être posé la question: «Après une lecture attentive de l’article, nous avons estimé qu’il n’était pas déontologique de tirer des conclusions dont la justice n’était pas garante.»

Une association qui promeut l’égalité dans la presse, Décadrée, décortique les écrits de 11 rédactions de Suisse romande, dont Le Temps. «Le titre factuel ne me dérange pas, déclare Valérie Vuille, sa directrice. Par contre, dans l'introduction de l'article, il n’est pas écrit «violence conjugale» et le terme «altercation» minimise l’acte.» La langue a un impact sur notre manière de percevoir les choses et il est important de la manier avec justesse.

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Lorsque les faits sont avérés, Valérie Vuille préconise l’emploi de la voix active et de termes spécifiques comme «féminicide». Ce mot traduit la violence faite envers les femmes, parce que ce sont des femmes. Un thème crucial pour la rédaction, qui a d’ailleurs publié plusieurs articles sur le sujet ces derniers mois.

«Un mécanisme en spirale»

Le plus important pour nous était de «véhiculer les faits, sans faire de raccourci, résume Célia Héron. Mais les mots «violence conjugale» auraient dû être mentionnés plutôt qu'«altercation», qui n’a pas lieu d’être dans ce contexte.» Pour élargir la réflexion, des liens ont été ajoutés, dont un vers un éditorial dans lequel elle rappelle le caractère systémique de ces violences: en Suisse, «une personne meurt encore tous les quinze jours des suites de violences domestiques».

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Pour Valérie Vuille, il est primordial que des femmes concernées puissent «s’identifier à la lecture de ces articles cantonnés aux faits divers. La violence au sein du couple repose sur un mécanisme en spirale. Elle est verbale, psychologique, physique ou sexuelle, et devient de plus en plus forte jusqu’à atteindre son paroxysme avec le meurtre, soit la domination ultime.»

L’association publiera un rapport annuel en avril 2020. Les articles sont évalués selon la terminologie, la description des acteurs et victimes, la hiérarchisation des informations et la mention ou non d’un rapport de pouvoir et de statistiques. «La moyenne obtenue en mai était de 3/6, détaille-t-elle. Cela donne une idée des obstacles qu’il reste à franchir.» Décadrée a pour projet de sensibiliser les rédactions, et dans le futur les agences de presse, les services de police et les organes judiciaires qui rédigent des communiqués. «Trop de communiqués reproduisent encore des mythes et stéréotypes», affirme-t-elle. Une démarche que Le Temps accueille volontiers.