1991. Serena Dankwa n’a que 16 ans lorsqu’elle participe à la grève du 14 juin. Un constat va alors la marquer: la quasi-totalité des femmes qui l’entourent sont blanches. Elle prend conscience, pour la première fois, de sa double marginalisation au sein de la société. Serena est une femme, et elle est Noire. Vingt-huit ans plus tard, les questions du genre, de la religion ou encore de l’ethnie, jusqu’ici occultées du débat, ont peu à peu émergé jusqu’à devenir des points centraux de la réflexion féministe.

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En témoigne le manifeste du mouvement du 14 juin dans lequel peut se lire: «Nous savons que des oppressions spécifiques basées sur l’appartenance de race, de classe ou sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre se combinent, si bien que certaines d’entre nous peuvent subir des discriminations multiples.» En quelques années, l’intersectionnalité est devenue un concept incontournable au sein des luttes sociales.

Ne plus penser la justice sociale qu’en termes de sexe

Théorisé dans les années 1980 aux Etats-Unis par la juriste afro-américaine Kimberlé Williams Crenshaw, le concept d’intersectionnalité désignait avant tout la situation de femmes subissant simultanément plusieurs formes de marginalisation au sein de la société. Si, à l’origine, le terme s’adressait aux femmes noires des Etats-Unis, il s’est rapidement élargi, intégrant les notions de nationalité, de religion ou encore d’orientation sexuelle. «L’intersectionnalité est un concept qui a une visée politique, un objectif de justice sociale qui passe par la visibilisation de groupes jusqu’ici invisibilisés», résume Eléonore Lépinard, professeure associée en études genre, sociologue et directrice de l’Institut des sciences sociales de l’Unil.

Les causes à défendre ont évolué au même rythme qu’a évolué la société suisse. Toutes les oppressions ont été intégrées dans notre manifeste

Geneviève de Rham

«Le concept d’intersectionnalité, et tout ce qu’il implique, ne s’impose pas sans difficultés. Jusqu’ici, pour plusieurs raisons, les identités marginalisées n’étaient pas représentées. Il s’agit donc de transformer des pratiques et tout un mouvement de l’intérieur», poursuit-elle.

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Mais porter plus clairement la focale sur ces groupes discriminés par plusieurs rapports sociaux à la fois revient pour les partisanes d’un féminisme universaliste et laïque à créer un clivage «imaginaire» au sein du mouvement. Pour elles, la lutte pour le droit des femmes passe d’abord par la défense d’intérêts individuels et collectifs, avant les intérêts de classe ou de communauté.

Dans une tribune publiée par le quotidien français Libération à l’occasion de la Journée des droits des femmes le 8 mars dernier, une centaine de personnalités signaient un appel à revendiquer un féminisme «universaliste et laïque»: «Des médias accordent une place grandissante à ce qu’ils appellent les «nouveaux féminismes.» Qu’ont-ils donc de nouveau ou même de féministe? En réalité, ils renvoient les femmes à des assignations identitaires, culturelles et religieuses (ainsi en est-il du voile, du burkini…); essentialistes et différentialistes, ils compromettent l’émancipation des femmes, renforcent les inégalités entre elles, et retardent l’égalité femmes-hommes.»

Affaiblir l’unité du mouvement?

En Suisse, la question nourrit le débat. Geneviève de Rham, membre du collectif romand pour la grève avait déjà participé au rassemblement en 1991. Pour elle, ces questions de diversité font désormais partie intégrante des considérations féministes. «Les causes à défendre ont évolué au même rythme qu’a évolué la société suisse. Toutes les oppressions, en relation avec le racisme, par exemple, ont été intégrées dans notre manifeste», même si cette dernière le reconnaît, certains points ont fait l’objet d’échanges plus vifs.

Les principales pierres d’achoppement concernaient les questions liées à la religion, à l’identité de genre ou encore à l’orientation sexuelle. Les points de vue divergeaient. «Certaines femmes redoutaient qu’à trop mélanger les combats on perde de vue l’essentiel», continue Geneviève de Rham, pour qui la prise en compte de ces nouvelles dimensions n’affaiblit pas le mouvement, bien au contraire. «Les discriminations touchent désormais tous les domaines, commente-t-elle. Chaque femme doit pouvoir se sentir concernée. Même s’il faudra du temps, notre manifeste s’impose comme le propre d’un mouvement qui veut changer la société.»

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Une position très largement partagée par Eve Marie Perrin, membre de l’Association des étudiant.e.s afro-descendant.e.s de l’Unil et de l’EPFL. «On retrouve souvent dans les mouvements de lutte ce raisonnement selon lequel il faut d’abord obtenir une volonté commune avant de mettre en avant d’autres revendications. Je ne suis pas d’accord, résume-t-elle. Ce manifeste est extrêmement large et à aucun moment il ne priorise un combat plutôt qu’un autre.»

«Les revendications des femmes migrantes n’existaient pas»

Certains membres du comité auraient souhaité que le manifeste – bien que jugé puissant en termes de diversité – aille encore plus loin et soit plus précis, par exemple en dénonçant plus explicitement l’islamophobie – en d’autres termes, qu’il soit plus inclusif en termes de langage.

Aysel Güneş a décidé de former un groupe de femmes migrantes en vue de la grève. Cette Kurde d’origine est arrivée sur le territoire suisse en 2010. Reconnue réfugiée politique, l’étudiante en sciences sociales de l’Unil souhaitait faire entendre la voix de ces femmes migrantes. Qu’elles soient Turques, Amérindiennes, Iraniennes ou encore originaires d’Amérique latine, toutes participeront à la mobilisation. «Jusqu’ici, les revendications nous concernant n’existaient pas.»

Lutte contre les discriminations liées au nom ou à l’apparence physique, droit à des cours de français gratuits pour toutes les personnes migrantes jusqu’au niveau B2, lutte contre la déqualification des femmes migrantes au travail, rémunération des femmes au foyer ou encore mesures pour favoriser la participation des migrants à la vie politique, la liste des revendications est encore longue, la volonté on ne peut plus claire.

Aysel organise depuis le mois d’avril des réunions avec la collaboration du collectif romand pour la grève. «Cela n’a pas été facile au début. Nous avions des points de vue politiques très différents. Certaines femmes n’étaient pas d’accord pour que l’on évoque ce type de sujet. Mais ensemble, nous avons su nous focaliser sur le fait de créer un mouvement commun en laissant nos mésententes de côté.»

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Outre-Sarine, certains groupes se mobiliseront aussi afin de divulguer un message bien précis. C’est le cas du collectif zurichois Bla*Sh. Sous le trait de l’union «afro», plusieurs femmes ont lancé ce réseau il y a quelques années. Depuis, l’association multiplie les opérations afin de visibiliser les femmes noires de Suisse. Elles organisent dans ce but des manifestations culturelles, des lectures polyphoniques ou encore des tables rondes autour de la diversité.

«L’un de nos sujets de discussion principaux est celui du racisme, mais peu à peu, nous avons intégré des thématiques bien plus larges liées à l’identité de genre ou encore à l’orientation sexuelle», assure Serena Dankwa, membre du collectif.«Lors de la première manifestation, je n’avais que 16 ans, il n’y avait que des femmes blanches autour de moi, la situation a bien changé depuis.»