Car ce qui compte le plus, finalement, c’est son message. Tout a commencé à New York, en 1985. Avec des affiches postées dans les rues pour dénoncer le peu de femmes ou d’artistes issus de minorités exposés dans les musées. C’est une exposition au Musée d’art moderne de New York, le MoMa, qui a été l’élément déclencheur. Dans son état des lieux des grandes tendances, le musée n’a présenté que 13 femmes sur 169 artistes, et seulement 8 Noirs. Un groupe de femmes a manifesté devant le musée. Frida en faisait partie. Puis, elles ont décidé d’en faire plus. Le collectif Guerrilla Girls est alors né.
Les Guerrilla Girls recourent à des slogans chocs et font rapidement mouche. Elles s’adonnent à des weenies counts (recensement de zizis) dans les musées. C’est ce qui a donné lieu, en 1989, à une de leurs célèbres affiches à propos du Metropolitan Museum of Art, avec une tête de gorille sur le corps de La Grande Odalisque d’Ingres. «Est-ce que les femmes doivent être nues pour entrer au Met?» peut-on y lire. Avec ces chiffres: dans la section art moderne, moins de 5% des œuvres étaient le fait de femmes, alors que 85% représentaient des nus féminins. Le débat est lancé.
Just launched -- Guerrilla Girls X Beyond The Streets shirts, scarf, beach towel, notepad and skate deck! https://t.co/mtiof6Jrv5. And don't miss the @beyondthestreetsart exhibition of over 150 amazing artists, thru August, NYC. #streetart pic.twitter.com/yI88QaCeUo
— Guerrilla Girls (@guerrillagirls) 5 août 2019
En 2000, de premières querelles surviennent au sein du groupe. Des questions d’ego, d’affinités. Elles se séparent. Les dissidentes surfent sur le succès engrangé. Quand un nom fonctionne, pourquoi s’en éloigner? Les GuerillaGirlsBroad Band et les Guerrilla Girls On Tour font ainsi leur apparition. Ce qui n’a pas plu à Frida Kahlo, qui a fondé le groupe originel en 1985 avec celle qui se fait appeler Käthe Kollwitz (elles prennent un nom de femmes artistes comme pseudo). Toutes deux intentent un procès aux rebelles, en 2003, pour violation des droits d’auteur et contrefaçons.
#MeToo comme inspiration
Combien portent aujourd’hui des masques de gorille? «Nous aimons garder nos secrets, dit Frida. Mais 65 à 70 femmes sont probablement passées par là.» Si vous espérez rejoindre leur famille simiesque, soyez averties: il y a peu d’espoir. Trop de demandes. «Si nous les acceptions toutes, nous devrions faire des études de management! Mais créez votre propre groupe fou. L’univers patriarcal serait plus menacé s’il y avait d’autres groupes de vengeuses masquées.»
L’élection de Donald Trump n’a fait qu’aiguiser leur activisme. Le mouvement #MeToo aussi. Frida donne un exemple: le portrait officiel de Bill Clinton à la National Portrait Gallery, à Washington DC, réalisé par Chuck Close. «L’artiste est aussi un prédateur sexuel», dit-elle. Les Guerrilla Girls ont fait un poster avec trois variantes de nouveaux textes explicatifs pour le tableau.
Disponible sur Le Temps: L’effet Adèle Haenel: le cinéma francophone est-il en train de vivre son #MeToo?
La version la plus complète devient: «Il a été accusé d’abuser sexuellement de mannequins et d’élèves rencontrés dans des écoles d’art de luxe. Comme c’est ironique qu’il ait peint le portrait officiel de Bill Clinton! Le monde de l’art tolère les abus car il croit que l’art se place au-dessus de tout, et que les règles ne s’appliquent pas aux artistes mâles blancs «géniaux». FAUX!» La National Portrait Gallery a par la suite annulé une exposition de l’artiste.
Qu’est-ce qui a vraiment changé depuis les premiers pas du groupe? «Le monde de l’art, heureusement, a évolué. Personne n’oserait aujourd’hui contester que des femmes ou des artistes de couleur sont capables de créer de belles œuvres.» Mais d’un autre côté, ajoute-t-elle, «ce monde est devenu un instrument du capitalisme, toujours plus dominé par l’argent. Les philanthropes voient les musées comme des petits paradis fiscaux qui leur permettent de faire des bénéfices ou de blanchir de l’argent.»
«Guerrilla» et «gorilla»
A New York, la composition des conseils d’administration de musées a fait l’objet de vives critiques. Au Whitney Museum, le vice-président, Warren Kanders, propriétaire d’une entreprise de matériel pour les forces de l’ordre, dont des gilets pare-balles et des gaz lacrymogènes, a démissionné en juillet. Et Larry Fink, du MoMa, rappelle Frida, est critiqué pour ses liens avec les centres de détention.
Les œuvres des Guerrilla Girls dénonçant sexisme, patriarcat et racisme dans les musées y trouvent désormais leur place, même dans ceux directement visés par leurs slogans percutants. En Suisse, des musées de Berne et de Bâle ont acquis leurs portfolios. Frida, qui décidément ne veut rien dire sur sa vie privée – «Si vous donnez mon nom, on arrête tout de suite la conversation» – en est ravie.
Elle est la seule du groupe à se déplacer en Suisse. Très plébiscitées, les Guerrilla Girls exposent, publient des livres et quand elles choquent, elles essaient de le faire avec humour. «Nous ne sommes pas des polémistes, résume Frida, mais nous sommes là pour susciter le débat.» C’est réussi. Quant aux masques en fausse fourrure, ils ne sont apparus que grâce à une sorte de malentendu: une membre du groupe avait mal prononcé «guérilla».
Profil
1985 Création des Guerrilla Girls.
2000 Scission au sein du groupe. C’est leur «banana split».
2019 Participation en Suisse au festival Les Créatives (www.lescreatives.ch).