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Deux journalistes se sont infiltrés dans les groupes chrétiens qui veulent «guérir» les homosexuels. Ils en ont tiré une enquête glaçante intitulée «Dieu est amour», où l’on croise notamment des religieux suisses. Rencontre

Ce sont des communautés à peine cachées, qui se développent, agissent parfois avec la bénédiction des autorités religieuses et prônent des théories dangereuses: la «thérapie de guérison», selon laquelle on pourrait se débarrasser de son homosexualité. Pour démontrer que la pratique est bien installée en France, Jean-Loup Adénor et Timothée de Rauglaudre se sont immergés durant deux ans au sein de la frange la plus réactionnaire des croyants, nommée «mouvement ex-gay», qui stigmatise l’homosexualité au détriment de la loi.
Le Temps: On pensait que ce genre de thérapies n’existait pas en France, qui a légalisé le mariage homosexuel en 2015. Vous démontrez le contraire…
Jean-Loup Adénor: Nous nous sommes surtout intéressés aux deux principaux groupes implantés en France: Torrents de vie, une association évangélique, et Courage, une association catholique créée en 2015, à la suite de la légalisation du mariage homosexuel justement. Mais il existe d’autres groupes, et même des thérapeutes individuels proposant des suivis en face-à-face et encore plus difficiles à identifier puisque cela se déroule dans le secret des cabinets de psy.
On découvre dans votre livre que les grandes figures du mouvement ex-gay français viennent de Suisse.
Timothée de Rauglaudre: Du côté évangélique comme catholique, la plupart viennent effectivement de Suisse, à l’instar de Werner Loertscher, fondateur de Torrents de vie en France. Nous avons aussi infiltré un groupe similaire: Oser en parler, qui a été créé par un pasteur franco-suisse. Et nous avons croisé un abbé catholique suisse.
Comment expliquez-vous cette surreprésentation helvète?
J.-L. A.: Si ces mouvements sont en plein développement en France, ils se nourrissent d’abord de courants nés ailleurs. Quand j’étais en infiltration à Torrents de vie, on m’a même dit plusieurs fois que je devais me détacher du cartésianisme à la française.
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T. R.: Je pense que la Suisse est une terre plus favorable à la fois aux évangéliques et à la liberté religieuse. Torrents de vie est d’ailleurs très bien implanté en Suisse romande et alémanique, et nous avons échangé avec plusieurs victimes suisses traumatisées par leur parcours au sein du groupe, qui ont créé ou rejoint des groupes dits chrétiens inclusifs depuis.
Il existe des groupes chrétiens inclusifs?
J.-L. A.: Une réflexion commune traverse actuellement la chrétienté sur la question de l’homosexualité, avec deux courants: les chrétiens inclusifs qui veulent montrer aux homosexuels qu’ils ont leur place, et ceux qui continuent de penser les actes homosexuels comme intrinsèquement désordonnés. Et aujourd’hui, la majorité chrétienne tend vers l’inclusion. Mais le courant conservateur, minoritaire, est aussi le plus bruyant…
Vous rappelez que les homosexuels ont subi, au fil de l’histoire, bûcher, torture, castration, électrochocs… Quelles sont les «thérapies» contemporaines proposées par ces groupes?
J.-L. A.: Courage propose des groupes de parole calqués sur le modèle des Alcooliques anonymes, et exige l’abstinence sexuelle. On témoigne en cercle. Un homme pourra dire «Je suis retombé dans mes faiblesses, j’ai écouté le démon…» pendant que l’aumônier récite des prières dans son coin. A Torrents de vie, on demande un retour à l’hétérosexualité, au nom du principe selon lequel la création de Dieu est hétérosexuelle… On va dire aux participants: «Répare tes problèmes avec ta mère, ton père, demande pardon au Seigneur, attends la guérison de Jésus-Christ, et tu deviendras hétérosexuel»…
Ces groupes utilisent aussi des théories psychologiques inquiétantes.
T. R.: Le point commun à ces groupes ou individus est qu’ils considèrent l’homosexualité comme une déviance spirituelle, mais ils ne peuvent pas se contenter de la doctrine religieuse et font aussi de mauvais emprunts à la psychanalyse, alors même que Freud a dit qu’il était impossible et non souhaitable de guérir de l’homosexualité.
J.-L. A.: Dans les stages de Torrents de vie, il y a une partie enseignement qui permet de déverser tous les clichés sur le manque de père, la place de la mère, le besoin d’avoir une relation amicale virile… Il y a aussi un laïus sur le genre et les qualités intrinsèquement féminines et masculines, l’homosexualité étant expliquée comme un manque de masculinité due à des traumatismes familiaux ou des abus sexuels.
Et ils ont même créé plusieurs types d’homosexualité!
T. R.: Selon eux, il en existe trois voire plus: l’homosexualité accidentelle, transitionnelle, structurelle… Nous avons découvert que ces typologies utilisées par de nombreuses figures du mouvement ex-gay, catholiques ou protestantes, ont été créées par un prêtre qui s’est longtemps présenté comme psychanalyste et expert de l’homosexualité au sein de l’Eglise: Tony Anatrella. Un homme également accusé d’agressions sexuelles lors de séances de thérapie présentées comme de la thérapie corporelle.
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Quels sont les dégâts de ces thérapies de guérison?
T. R.: Les témoins que nous avons rencontrés ont tous subi des conséquences psychologiques qui peuvent aller du déchirement familial à l’effondrement de l’estime de soi, de la dépression à la tentative de suicide. Cela est dû à la promesse que font ces groupes: que ça peut marcher, qu’on peut guérir. Ce qui provoque une culpabilité énorme.
Qui fréquente ces groupes?
J.-L. A.: Des gens de 20 à 60 ans, parfois mariés, qui sont dans une culture chrétienne et bataillent avec l’homosexualité. Ils trouvent dans ces groupes une entité qui leur dit: «Tu as raison, c’est une souffrance, on va t’aider.» Et c’est tout le danger, car c’est une homophobie insidieuse qui se targue de bienveillance.
Dans son essai «Sodoma», le sociologue et journaliste Frédéric Martel assure qu’une majorité de prêtres sont homosexuels. Qu’en pensez-vous?
T. R.: Le point commun avec notre enquête, même si nous n’en parlons pas dans le livre pour des questions de vie privée, est que nous avons eu l’information que certaines figures du mouvement ex-gay sont homosexuelles. Il y a donc une immense hypocrisie de ceux qui tiennent le système. Mais l’hypocrisie d’une personne enseignant à un jeune que son homosexualité est déviante et qu’il peut en sortir me paraît encore plus grave.
Ces thérapies sont encore peu interdites…
J.-L. A.: En Europe, ce n’est interdit qu’à Malte et dans quelques régions espagnoles. Mais plusieurs pays ont lancé des démarches. Il faut néanmoins se poser la question de la pertinence de l’interdiction. Dissoudre ces groupes risque de leur donner des armes pour se victimiser, se radicaliser, et devenir encore plus difficiles à surveiller. Ce qui nous semble fondamental, c’est de donner aux victimes la possibilité de porter plainte et d’obtenir réparation. Que leurs souffrances soient considérées comme un phénomène spécifique, avec une qualification juridique. Pour se reconstruire.
Dieu est amour, de Jean-Loup Adénor et Timothée de Rauglaudre, Flammarion, 304 p.