Face à l’objectif, Kateryna Bondar, 34 ans, se tient droite, le port de tête gracile, le regard affirmé. Si son corps est bien présent, son esprit et son cœur sont en Ukraine, son pays natal aujourd’hui assiégé par les soldats russes. Pour cette avocate quadrilingue, qui a étudié en Suisse et aux Etats-Unis, les événements de ces dernières semaines semblent surréalistes. Il y a deux mois à peine, elle était en Ukraine auprès de ses parents, déambulait dans les rues paisibles de son enfance. «J’ai grandi dans un pays libre, je ne peux pas imaginer que cela change», confie-t-elle en français.

Si Kateryna Bondar a accepté cet article, ce n’est pas tant pour parler d’elle que de l’Ukraine. Une pudeur qui transparaît dans sa volonté d’attirer avant tout l’attention sur la guerre et ses conséquences. Sa vie à elle, bien à l’abri en Suisse, ressemble aujourd’hui à une cage d’impuissance. Le 24 février restera gravé dans sa mémoire. «J’ai été réveillée à 6h du matin par un appel de mes parents, les imaginer en danger, sentir que je pouvais les perdre, c’était un cauchemar», évoque-t-elle à demi-mot, les larmes aux yeux.

Une génération tournée vers l’Ouest

Depuis, ses journées sont remplies d’une attente anxieuse, suspendues à un message, une photo, un mot. Sur son téléphone, les alertes clignotent. Encore une frappe, encore des morts. Au fil des jours, les nouvelles de proches ou d’amis qui tentent de se mettre à l’abri deviennent plus préoccupantes. «Certains se cachent dans des villages éloignés à l’ouest, d’autres dans le métro ou dans le sous-sol de leur maison, certains ont quitté le pays», énumère-t-elle, déchirée par l’angoisse.

Pour ne pas sombrer, Kateryna use de ses multiples casquettes pour soutenir son pays depuis la Suisse. Manifestations, lettres ouvertes, pétitions ou encore collectes de fonds et de matériel humanitaire: tous les moyens sont bons. En tant que représentante de la Fédération mondiale des organisations de femmes ukrainiennes auprès de l’ONU, Kateryna est intervenue au Conseil des droits de l’homme à Genève pour condamner les actions militaires russes et appeler à une réponse forte.

Avec l’Association des femmes ukrainiennes en Suisse, la jeune femme a également rédigé des appels aux sanctions et interpellé les autorités genevoises pour hisser le drapeau ukrainien et celui de la paix sur le pont du Mont-Blanc ou encore illuminer le Jet d’eau de jaune et de bleu.

A quoi ressemble l’Ukraine de son cœur? Née trois ans avant l’indépendance du pays en 1991, Kateryna fait partie de cette génération tournée vers l’Ouest, fermement attachée aux valeurs démocratiques et européennes. «J’ai conscience du prix de cette indépendance, l’Ukraine a entamé un long chemin vers la démocratie, pour combattre la corruption, se débarrasser de l’héritage soviétique», estime-t-elle, soulignant que la Russie n’a pas pris la même direction. Si les deux pays sont voisins, elle plaide pour que chacun puisse choisir son destin. «C’est ce que le gouvernement russe n’accepte pas, même trente ans après l’indépendance», déplore-t-elle.

L’identité ukrainienne, avec sa propre langue, ses valeurs, parmi lesquelles la liberté, Kateryna tient aujourd’hui à la réaffirmer. «Notre culture, riche de plus de mille ans d’histoire, est proche des autres pays slaves, mais nous avons nos particularités», souligne la jeune femme, évoquant les diverses traditions religieuses et non religieuses, les chants et les danses pour fêter la venue du printemps, les spectacles à Noël (vertep), la peinture sur œufs à Pâques, les habits traditionnels (vyshyvanka) ou encore les spécialités culinaires, comme le bortch, les holubtsi (choux farcis) et les varenyky (raviolis). «Il faut que tout cela soit préservé, c’est notre droit.».

Déjà très fort, le sentiment national s’est, à ses yeux, renforcé depuis l’annexion de la Crimée en 2014 – ce lieu paisible où elle passait la plupart de ses vacances et avait même de la famille lointaine – et encore davantage depuis l’arrivée de la guerre. «Les Ukrainiens sont terrifiés, mais restent déterminés, solidaires et fiers, affirme-t-elle. Nous tiendrons bon.»

Pourquoi pas «un signal clair»?

Comment perçoit-elle l’attitude de l’Europe? Pour Kateryna, les sanctions sont positives, mais arrivent un peu tard. «Il aurait fallu agir il y a huit ans, lorsque Vladimir Poutine a commencé ses manœuvres militaires en Crimée et dans le Donbass, estime-t-elle. A ce moment-là, le monde aurait dû lui envoyer un signal clair.» A ses yeux, la guerre en cours dépasse le cadre de l’Ukraine, c’est une guerre contre les valeurs démocratiques, les principes fondamentaux de liberté et de souveraineté promulgués par l’ONU. «L’Ukraine va avoir besoin d’aide pour se reconstruire. Le soutien doit se manifester dans la durée.»

Sur la silhouette sombre de Kateryna, une seule touche de couleur: un bracelet jaune et bleu autour de son poignet. Ces derniers jours, son quotidien feutré a perdu un peu de son sens. Spécialisée dans le droit international et les arbitrages, l’avocate qui dirige le service juridique d’une entreprise tient bon malgré des nuits agitées. Son espoir: que l’Ukraine reste un pays libre et que la guerre ne se transforme pas en génocide comme cela a été le cas avec l’Holodomor sous Staline.

Lire aussi: L’Holodomor et les frontières de la faim (25.04.2014)

Profil

1988 Naissance à Kiev.

2010 Départ pour les Etats-Unis.

2013 Arrivée à Genève.

2020 Devient la représentante de la Fédération mondiale des organisations de femmes ukrainiennes auprès de l’ONU.

2022 Dernier voyage en Ukraine.

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