«L’homosexualité n’était pas quelque chose dont on parlait ouvertement à l’époque»
L'amour en Suisse (1/5)
«Le Temps» vous emmène sur les chemins de l’amour en Suisse, à travers les histoires de couples qui se racontent à deux. Pour ce premier épisode, voici celle de Jean-Bernard et Morris, qui ont traversé ensemble quatre décennies de joies, de victoires, mais aussi de lutte contre l’homophobie

Ahhh l'amour, ses multiples formes et visages, ses chemins de traverse... Cette semaine, «Le Temps» vous propose de découvrir des histoires atypiques, incarnant la diversité des situations vécues dans notre pays, à travers le dialogue de couples suisses.
Ils se sont rencontrés à New York il y a trente-six ans et ne se sont plus quittés depuis. Désormais mariés et installés à Genève, le Français Jean-Bernard, managing director d’une société d’assurance cofondée il y a dix ans à Londres, et Morris, montréalais, à la tête de son entreprise de marketing et communication, ont décidé de poser leurs valises en Suisse dès 2001.
En ouverture de cette série du Temps consacrée à l’amour dans toute sa diversité, le couple de septuagénaires revient, autour d’un café dans leur appartement haut perché, sur quatre décennies d’amour et sur l’évolution du regard des autres envers leur couple, de New York à Genève.
Jean-Bernard: Tout a commencé lors d’une course à pied à Manhattan en 1983: Morris et moi participions tous les deux à l’un des premiers événements pour lever des fonds contre le sida. C’était le tout début de l’épidémie, personne n’anticipait à l’époque l’ampleur qu’elle prendrait. J’étais arrivé à New York en 1976 à 25 ans, après avoir travaillé à Paris et à Francfort pour JPMorgan. J’avais eu de précédentes relations, mais mon ami de l’époque avait été muté à Chicago. C’est donc cette course à Central Park qui nous a permis de faire connaissance: entre deux foulées, on a commencé à bavarder.
Morris:… Déjà à bout de souffle! (rires)
J.-B.: On s’est rejoints sur la grande pelouse à la fin de la course pour le pique-nique et on a passé l’après-midi ensemble. On a décidé de se revoir le lendemain pour faire du vélo et on ne s’est plus quittés depuis.
M.: Nous nous sommes assez vite reconnus comme âmes sœurs. Mais on a attendu quelques années avant d’emménager ensemble à Manhattan… et ce, pour plusieurs raisons. A New York, à cette époque, c’était très dur de trouver un appartement, donc pour le lâcher il fallait être sûr et certain que c’était l’homme de votre vie. Ensuite, de façon tristement pragmatique, il est évident qu’avec le sida, il fallait quand même envisager le pire: si l’un des partenaires mourait, l’autre n’avait aucun droit sur le bail et pouvait finir à la rue… Il fallait être prudent.
J.-B.: Nous n’avons pas emménagé tout de suite ensemble mais on a décidé d’être un couple dès le départ. Les années 1970 n’avaient pas été une période chaste et les discours sur le sida faisaient très peur, c’est vrai. Je me souviens du fait que le jour de la course à pied, quelqu’un avait dit «Vous verrez, cette épidémie fera des dizaines de milliers de morts», et je lui avais répondu «Il ne faut quand même pas exagérer.» C’est lui qui avait raison. Une fois qu’on a compris que c’était une sentence de mort, on ne voulait plus rire des risques. On a rapidement décidé de se faire dépister et, étonnamment, sans se concerter, nous nous sommes retrouvés par hasard le même jour à la même heure dans le même laboratoire! Une fois qu’on a su qu’on était négatifs tous les deux, on a pu faire des projets d’avenir.
M.: La question de l’exclusivité, ceci dit, ne s’est pas posée pour cette raison spécifique. Le sida était une incitation de plus à la monogamie, mais ça n’a jamais été LA raison. «It just happened»: on s’est plu!
J.-B.: Si tout cela nous a semblé parfaitement naturel, l’homosexualité n’était toutefois pas quelque chose dont on parlait ouvertement à l’époque. Disons qu’à la maison tout le monde le savait, mais ça n’a pas été simple. J’ai perdu mon père à 20 ans: lui n’a pas su, mais ma mère ne l’a pas bien vécu. Je sais qu’elle s’est beaucoup culpabilisée; elle a pensé que c’était «de sa faute»… C’était vraiment difficile. Pourtant elle était pédiatre… Mais bon, elle a bien fini par l’accepter.
M.: Parce que c’était moi! (rires)
J.-B.: Certainement! Quant à mon frère, en l’apprenant, il a d’abord insisté pour que je ne m’approche pas de ses enfants. Puis ça s’est estompé… On a fini par emmener les enfants au ski tous les ans, ils sont venus passer leurs vacances d’été chez nous et on n’en a plus reparlé.
M.: Curieusement, mon frère aîné a fait la même remarque en 1975. Il a vraiment cru à un danger pendant un certain temps. Il a fallu que je le confronte pour qu’il sorte de ce préjugé absurde, qu’il faut remettre dans le contexte de l’époque. Auprès de mes parents en revanche, je n’ai jamais fait de coming out et je dois admettre que je le regrette. Ils étaient Juifs, ils avaient fui l’Allemagne pour le Québec, ils avaient eu à surmonter tellement d’épreuves… je n’ai pas souhaité leur annoncer.
Pourtant, ils avaient vu pire! Je pense néanmoins que mon père le savait, qu’il comprenait quand je parlais de «mon ami». Le jour où j’ai acheté mon appartement à Manhattan avec Jean-Bernard, mon père m’a simplement demandé «combien de chambres?». J’ai répondu «une seule». Il n’a plus jamais posé de questions. Ma mère, elle, n’a jamais rencontré Jean-Bernard. Elle est décédée la veille de notre première visite chez eux. Elle a fait une crise cardiaque. Si les circonstances n’étaient pas si dramatiques, ce pourrait presque être une mauvaise blague sur la mère juive qui se dit: «Ah tu viens en couple avec un mec, je vais me tuer!»
J.-B.: Ce n’est quand même pas très drôle (rires)! Bref, avec le père de Morris, ça s’est plutôt bien passé parce que je connais bien l’histoire de l’Europe; on a pu avoir des conversations intéressantes. De son côté, Morris a rencontré ma mère en Auvergne, et l’accueil au début a été formel, distant mais, par la suite, sympathique.
M.: D’un point de vue professionnel aussi, le coming out était très délicat dans les années 1970. Je travaillais dans le monde de la publicité, et pourtant on restait dans le non-dit. Cela «se savait», mais je ne me révélais pas au quotidien. Peut-être que ça aurait pu poser un problème à certains de mes clients, plus qu’à l’intérieur de l’agence. Comme beaucoup de gays, j’utilisais des formules neutres à l’oral comme «mon ami», ou je disais simplement «on» a fait ci ou ça. Cette troisième personne du singulier m’a bien servi!
J.-B.: Effectivement, dans le milieu bancaire aussi, il fallait trouver des façons de dire que vous étiez en couple, sans trop en dévoiler… On éludait. Je n’ai, ceci dit, jamais eu à faire face à des remarques ouvertement homophobes.
M.: Sûrement des blagues, tout de même, non?
J.-B.: C’est vrai qu’à l’époque on faisait pas mal de blagues, notamment sexistes, dans les bureaux… mais je n’en ai pas le souvenir. Est-ce que j’oublie, j’efface? C’est possible.
M.: Il faut dire aussi qu’à cette période le networking informel se faisait principalement lors de dîners avec les épouses, lors de sorties en couples hétérosexuels, etc. Donc pas question d’amener son «ami». En conséquence, des organisations de soutien parmi les gays, des associations de banquiers, d’avocats ainsi que des systèmes parallèles à ceux des hétéros se sont créés afin de nous permettre quand même de réseauter séparément. C’était une réponse très pragmatique à ce problème. Et d’ailleurs, pour moi, le mariage aussi était d’abord une question pratique. Elle s’est posée plus tard. On ne s’est pepsés [le PEPS est le partenariat enregistré entre personnes de même sexe, adopté en Suisse en 2007, ndlr] qu’en 2008 à Genève, donc après vingt-cinq ans de concubinage, pour des questions administratives de régularisation et pour affirmer le fait que c’était une option désormais accessible.
J.-B.: On a fait partie de plusieurs associations, de groupes de la communauté gay à New York, mais on n’a jamais vraiment milité pour le mariage en soi d’un point de vue politique. Du moment que l’on pouvait obtenir les mêmes droits que les hétéros – ce qui n’est toujours pas tout à fait le cas – à titre personnel, ça m’était égal qu’il s’agisse d’un partenariat civil ou d’un «mariage».
M.: Finalement, nous nous sommes mariés pour de vrai à New York en 2015, où le mariage civil gay est légal [depuis 2011 dans l’Etat, ndlr]. Une de nos meilleures amies est juge et a proposé de nous marier dans sa maison de Long Island. Et c’était formidable!
J.-B.: Porter une alliance, je dois admettre que ça compte… De savoir qu’elle symbolise une relation stable, que je ne suis pas «sur le marché»… Socialement, c’est une façon de se simplifier la vie.
M.: La question du conformisme est très difficile. Est-ce qu’on le fait pour faire comme les autres, ou est-ce qu’on le fait pour sanctifier une relation? Je ne sais pas.
J.-B.: Une autre de nos grandes discussions a été d’avoir ou non des enfants. Très tôt, dans les années 1990, on avait un couple d’amies qui avaient envisagé que l’un de nous soit le père de leur enfant. On avait imaginé un temps l’élever ensemble, à quatre, on aurait trouvé des solutions… Et finalement, ça ne s’est pas fait. Alors s’est posée la question plus épineuse de l’adoption. Il y avait quand même une grande hypocrisie à ce sujet: un homme seul ou une femme seule avait le droit d’adopter, mais pas un couple gay.
Lire notre éditorial du 28 juin 2019: Droits LGBTIQ+: le retard suisse n’est plus tolérable
M.: Aujourd’hui, si j’avais à le refaire, j’aurais sans doute aimé être parent. On se dit qu’on aurait été de chouettes pères… Mais il faut bien replacer la question de l’homoparentalité dans le contexte de l’époque. On fête les 50 ans de Stonewall* [voir encadré, ndlr]. A cette période, vous étiez dans un bar avec un homme et vous ne saviez pas si vous alliez avoir des ennuis. La réalité, c’est qu’on se cachait. La question de l’enfant pour les couples gays, c’était hors sol. Mais maintenant, la parentalité, c’est le prochain Stonewall: la prochaine grande bataille.
J.-B.: En Suisse, le mariage civil pour tous devrait passer bientôt en votation… j’espère. Je pense que ça passera.
M.: Mais l’adoption, la PMA…
J.-B.: Ça, je ne pense pas, malheureusement…
M.: Mais une des choses qui me choquent terriblement, peut-être plus que tout le reste, c’est le fait qu’encore aujourd’hui, en tant que gay, il nous manque un droit fondamental: quand l’un de nous meurt, l’autre ne peut pas toucher son AVS, comme c’est le cas pour les hétéros mariés. Vous vous rendez compte? On ne peut pas rester calme face à une telle injustice.
J.-B.: Bon, on s’éloigne du sujet de l’amour…
M.: L’amour, c’est aussi la prévoyance.
J.-B.: C’est vrai. Surtout en Suisse! Au passage, en arrivant ici, grâce à une opportunité professionnelle pour moi, on a hésité à faire un temps de la longue distance, Morris à Paris et moi à Genève. On a finalement renoncé à vivre entre les deux pays: ce n’était pas pour nous.
M.: Nous sommes des amis, de constants compagnons, ç’aurait été difficile. Pour nous, c’était important de rester ensemble. Chaque couple fonctionne comme il l’entend, et je ne parle même pas seulement de la question de l’exclusivité: certains couples se tapent sur les nerfs et préfèrent vivre séparément. Il n'y a pas de règle. «Whatever works.» J’ai appris il y a longtemps qu’aucune relation n’est jamais stable. C’est toujours soit une évolution, soit une dévolution. On ne doit jamais se dire que c’est acquis.
J.-B.: C’est sûr, il faut continuer à me préparer de bons repas! (rires)
M.: On grandit chacun individuellement et cela contribue à la notion de dynamisme dans un couple. Aujourd’hui, on est heureux comme ça. C’est important de réaliser qu’on a une chance de ne pas être ostracisés. Nous avons bien sûr pas mal d’amis gays mais on ne vit pas dans un «ghetto gay». Ce que je veux dire par là, c’est que certains n’ont pas le choix, parce qu’ils sont marginalisés d’office. Nous avons la chance de ne pas avoir à y réfléchir: on vit comme on vit, naturellement, c’est tout. Notre vie sociale est équilibrée avec pas mal de couples hétéros mariés.
On a finalement la même vie qu’eux, on sort au théâtre, on dîne ensemble. De temps à autre, on emprunte leurs enfants pour aller voir des dessins animés! Par contre, il reste une vraie question. Comment présenter son ami à une soirée, qu’elle soit professionnelle ou non, mondaine ou non? On a désormais le droit de dire «c’est mon mari», mais je le fais rarement: je ne suis pas complètement à l’aise avec le terme. Sans doute parce que c’est encore nouveau pour moi, c’est un mot que je n’ai pas encore assimilé. Au Québec, c’est plus simple, on dit juste «mon chum»…
J.-B.: C’est drôle, dernièrement, une dame lors d’un dîner m’a dit «Et votre femme, où est-elle?» et j’ai dit «Juste là, c’est Morris!» Ça a eu l’avantage d’ouvrir un nouveau sujet de conversation. Son beau-fils était gay et, pour elle, ce fut une révélation que deux hommes puissent être ensemble depuis trente-six ans.
M.: A ce sujet, il reste aussi, quand même, l’enjeu de la démonstration publique d’affection. Quand je vois un homme tenir la main de sa copine, par exemple, je me dis que j’aimerais bien faire ça avec Jean-Bernard, mais je ne le fais pas. Je crois que les jeunes osent peut-être plus que nous. Mais pour nous, c’est… On ne veut pas choquer, d’une part, mais on est aussi conscients du danger potentiel. On ne sait pas quelle sera la réaction. Se prendre la main, c’est quand même prendre un risque. Non? Comment tu le vois, toi?
J.-B.: Je dirais qu’il y a des cons partout, de New York à Genève, en passant par Paris.
M.: Mais quand tu te promènes dans la rue à Champel, est-ce que tu penses aux cons?
J.-B.: Non, pas spécialement. Mais bon, c’est vrai: le fait est qu’on est en 2019 et qu’on ne se tient pas la main. C’est drôle, il y a quelque temps, je passais place du Molard à Genève et j’ai vu deux jeunes banquiers chics, en costard, se tenir la main à une terrasse de café. J’ai cru avoir mal vu, j’ai fait le tour pour repasser devant eux. En effet, ils se tenaient par la main! Je leur ai souri en me disant: «Super! Ils osent!»
M.: C’est vrai qu’on a une autre vision du couple quand ce sont deux personnes en t-shirt ou en polo. Comme si on ne pouvait pas imaginer deux hommes en costume trois-pièces ensemble. Alors qu’il n’y a aucune raison à cela. Moi, quelque chose d’un peu similaire m’est arrivé récemment, en voyant deux hommes avec un enfant. Je me suis dit: «Est-ce le leur?» Pour des gens de notre époque, c’est une source d’étonnement, d’émerveillement… Mais finalement, qu’est-ce qui a changé pendant tout ce temps? En ce qui nous concerne, pas grand-chose, on est à l’aise dans le monde dans lequel on vit. C’est la société qui, lentement, a évolué.
J.-B.: Notre génération a lutté pour avoir le droit à la différence, il est maintenant temps d’avoir le droit à l’indifférence; je suis convaincu que c’est déjà le cas chez les plus jeunes, ils se fichent complètement de savoir que quelqu’un est gay et ça, c’est encourageant…
Prochain épisode: «La chasteté, oui, j’avais envie de la vivre»
Droits LGBTQI+: un peu de contexte
1791 En France, le «crime de sodomie» est aboli. Le parlement français met fin en 1982 à la discrimination fixant la majorité sexuelle à 15 ans pour les hétérosexuels contre 21 ans pour les homosexuels.
1942 La Suisse dépénalise l’homosexualité au niveau fédéral, celle-ci étant déjà légale depuis 1798 dans les cantons de Genève, Vaud, le Valais et au Tessin, vestiges de l’invasion des troupes françaises et de l’adoption à cette période du Code napoléonien.
1970 La première Gay Pride a lieu à New York le 28 juin, un an après le début des six jours d’affrontements devant le bar The Stonewall Inn.
1990 L’Organisation mondiale de la santé (OMS) raye l’homosexualité de la liste des maladies mentales.
2001 Les Pays-Bas deviennent le premier pays au monde à légaliser le mariage gay. Il est aujourd’hui autorisé dans une trentaine de pays.
2003 La Cour suprême américaine affirme que les relations homosexuelles ne peuvent être légalement sanctionnées, ce qui était encore le cas dans une douzaine d’Etats, notamment au Texas.
2007 Le PEPS, partenariat entre personnes du même sexe, entre en vigueur en Suisse le 1er janvier.
2018 La Cour suprême des Etats-Unis se saisit du dossier ultrasensible des discriminations au travail contre les homosexuels et les personnes transgenres. Sa décision est attendue en 2020. Aujourd’hui, plus de la moitié des Etats américains n’interdisent pas les discriminations liées à l’orientation sexuelle dans des domaines comme l’emploi, le logement ou les services publics.
6 juillet 2019 Plus de 35 000 personnes défilent lors de la marche des fiertés à Genève.
9 janvier 2020 La Suisse votera sur plusieurs objets, liés notamment aux droits LGBTQI+. L’agenda n’a pas encore été fixé.
Pour aller plus loin, découvrez un épisode de notre podcast Brise Glace: Homosexuel en 2018, une lutte pour se construire: