Mutations
La sexualité a beau rester taboue, elle fait partie de nos vies. Raison pour laquelle «Le Temps» a proposé une carte blanche à la chroniqueuse et journaliste spécialisée Maïa Mazaurette pour décrypter nos rapports à la lumière de 2022

Le monde de la sexualité est-il contaminé par une véritable guerre des sexes? A parcourir les allées des librairies, on aurait toutes les raisons de le penser. En septembre, la rentrée littéraire alignait un programme sans équivoque: Nos amours radicales (collectif, Hachette), Mâles baisées (Dora Moutot, Editions Trédaniel), Sortir de l’hétérosexualité (Juliet Drouar, Binge Audio). Même constat pour la rentrée de janvier avec le roman Matriarchie (Flore Cherry, la Musardine). Le monde du podcast suit le même mouvement: «Faut-il exclure les hommes de la politique?» (On ne peut plus rien dire, novembre 2021), «Faut-il cancel Blanche Neige? » (Madame Meuf, mai 2021). Dans un récent épisode du podcast à succès Le Cœur sur la Table, la journaliste Victoire Tuaillon précise la nature du malaise: «bien sûr que je suis misandre» avant de préciser «c’est pas pour ça que je les déteste tous [les hommes] » (dans l’épisode du 13 janvier 2022).
Atteignons-nous donc le point de rupture – après lequel la cohabitation entre hommes et femmes devient impossible? On n’en est pas là. Mais force est de constater qu’une nouvelle radicalité émerge. Elle émaille les écrits d’Alice Coffin («Je ne lis plus les livres des hommes, je ne regarde plus leurs films, je n’écoute plus leurs musiques», dans Le Génie lesbien). Elle est portée par les formules chocs de l’autrice Virginie Despentes: «On se lève et on se barre» (à l’occasion du départ spectaculaire de l’actrice Adèle Haenel à la cérémonie des Césars de 2020).
Où sont les hommes?
Radicalité: le mot effraie. Il rappelle la «radicalisation» propre aux extrémistes religieux. Pourtant, étymologiquement, la radicalité consiste à retourner à la «racine» des problèmes. Dans le cas qui nous intéresse, le problème peut se résumer en un mot: stagnation. Cinq ans après l’explosion du mouvement #MeToo, les avancées féministes concrètes restent décevantes. Les violences, les féminicides, les contraintes sexuelles continuent de faire l’actualité – tous les jours. Pour celles qui espéraient un changement rapide (or c’est exactement ce qu’on attend d’une «révolution»), cette litanie de drames accable.
Même exaspération face à l’absence de solidarité des hommes: à quelques exceptions près (Geoffroy de Lagasnerie pour Mon corps, ce désir, cette loi, paru chez Fayard), ces derniers semblent avoir adopté une position passive face aux exigences des femmes. Une passivité souvent perçue comme une trahison… d’où une radicalité sexuelle portée, exclusivement, par des femmes.
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Ainsi, dans Nos amours radicales (collectif), la radicalité est présentée comme la seule réponse possible face à une situation qui s’enlise: «Les oppressions subies à l’extérieur s’infiltrent dans le privé, et les femmes n’ont pas d’autres choix, même sur ce terrain, que de poursuivre leurs combats, pour exiger le respect» (Sharone Omankoy). Ou encore: «Ce qu’ils nous font subir est violent et radical, et j’en ai assez de discuter, de parlementer poliment» (Anaïs Bourdet). Dans Mâles baisées, l’autrice Dora Moutot s’en prend au «patriarcat sous les draps». Elle dénonce le culte de la pénétration qui favorise la seule jouissance des hommes, la culpabilisation des femmes aventureuses, la honte de soi, l’ignorance sexuelle, le porno, le viol, allant jusqu’à parler de «terrorisme sexuel»: «La sexualité féminine, c’est aussi malheureusement une sexualité conditionnée et une sexualité traumatisée.»
L’hétérosexualité, machine à perdre?
Pas assez radical? Déplaçons-nous donc un cran plus loin. Dans Sortir de l’hétérosexualité, Juliet Drouar (non-binaire) conteste le couple dans sa forme classique, à coups de punchlines vraiment drôles: «Toutes les personnes sont perdantes dans l’hétérosexualité. Et celles qui pensent «ah non, moi ça va, je suis très contente» se trompent». Mais c’est peut-être en fiction que s’exprime la plus grande radicalité! Ainsi, dans son roman Matriarchie, l’autrice Flore Cherry nous fait évoluer dans un monde où les hommes, en échange d’accès au sexe, renoncent carrément à leurs droits civiques…
Alors, bien sûr, on pourrait arguer que chaque génération porte sa propre radicalité. Ma mère avait 18 ans lors de la parution du SCUM Manifesto de Valérie Solanas (une invitation à éradiquer tous les hommes de la planète). J’en avais 16 lors de la sortie du Baise-moi de Virginie Despentes (une invitation à se venger des violeurs). Les babyboomeuses ont eu Andrea Dworkin (Coïts, 1987 aux Etats-Unis, traduit en 2019) et Monique Wittig (La Pensée straight, 1992 aux Etats-Unis, traduit en 2001) – les millennials ont le duo Easton/Hardy (La Salope éthique, 1997 aux Etats-Unis, traduit en 2013) et l’incontournable Paul Preciado (Manifeste contra-sexuel, 2011).
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Génération après génération, qu’est-ce qui change dans le monde de la radicalité? Avant tout, les enjeux. Les problématiques liées au lesbianisme, aux violences sexuelles et à la pornographie sont toujours pertinentes, et toujours présentes, mais les débats contemporains les plus houleux concernent le travail sexuel, les masculinités, l’hétérosexualité, l’intersectionnalité et la transsexualité. Quant aux choses qui ne changent pas, il faut les chercher du côté du conservatisme – qui lui aussi se radicalise, car la relative violence des débats contemporains suscite une violence en retour. Du côté des radicaux conservateurs, on peut citer la professeure Claude Habib avec La Question trans (sans surprise, la psychanalyse a du mal à coexister avec le genre) ou le journaliste-essayiste Brice Couturier avec OK millennials! (un ouvrage qui laisse allégrement entendre que les millennials seraient la «génération la plus stupide»).
Refus de «coucher avec l’ennemi»
Entre ces deux formes de radicalité, on assiste à un dialogue de sourds, organisé autour d’une ligne de clivage inchangée depuis des décennies: les relations entre hommes et femmes sont-elles de nature culturelle (auquel cas on peut changer les choses) ou naturelle (auquel cas nous ne sortirons jamais des inégalités)? Cette question, déjà dépassée par nombre de penseurs et penseuses (dont Judith Butler, considérée comme l’inventrice du Trouble dans le genre), n’en finit pas de cliver le monde intellectuel.
Mais venons-en maintenant aux applications pratiques de cet élan radical. Se traduit-il dans les chambres à coucher? Certaines femmes disent ne plus vouloir «coucher avec l’ennemi» et prônent le lesbianisme politique. Elles restent cependant minoritaires. La sexualité, en effet, s’accommode mal des opinions tranchées. Nos motivations sont troubles, parfois inconscientes. Le désir ne se plie pas forcément aux convictions politiques. L’orientation sexuelle est rarement le résultat d’un choix. Par ailleurs, malgré toutes les frustrations rencontrées, la majorité des femmes restent enclines à chercher des solutions douces: on leur a bien répété que l’intime en général, et la sexualité en particulier, sont des lieux de négociation… à condition d’avoir les moyens (matériels, intellectuels, émotionnels) de négocier – ce qui est loin d’être garanti. Et à condition d’être deux pour négocier – or certains hommes ne jouent pas le jeu.
Une véritable histoire d’amour total ne peut être que rarissime et radicale. Radicalement bienveillante, radicalement enrichissante, radicalement incarnée.
C’est peut-être là que se situe le nœud du problème: comment faire tenir ensemble la négociation nécessaire aux relations humaines, et l’urgence féministe? Comment concilier l’humain et le politique? Même si cette réponse semblera paradoxale, on pourrait soutenir: par l’émergence de radicalités «douces». Dans Nos amours radicales, on peut ainsi lire sous la plume d’Anaïs Bourdet: «Une véritable histoire d’amour total ne peut être que rarissime et radicale. Radicalement bienveillante, radicalement enrichissante, radicalement incarnée.» Toute guerre se gagne par une combinaison de force et de flexibilité, d’outrance et de mains tendues. La situation actuelle est tendue – inutile de le nier. Mais elle est aussi passionnante… et étrangement généreuse.
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